Collection « Sillages »

  • Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Le Sud à petite vapeur :

« La steppe de Patagonie est semblable à toutes les grandes solitudes invincibles. Aucun réconfort pour l’œil. Difficile de saisir une étendue qui voit si grand. Il faut accepter son immensité. Mais tout ce gris couleur de fumée qu’elle propose ne parvient pas à convaincre. Trop flou, trop troublant. On attend donc le paysage en question, mais il ne viendra pas. Le maître d’œuvre s’est autorisé une pause sans réapparaître.
L’homme aussi a mis son grain de folie. À la grande époque de l’élevage du mouton, il a si bien fait pâturer l’herbe fragile, racines comprises, qu’elle a failli disparaître. Hormis les sentes des lièvres, pécaris, nandous, guanacos, viscaches, tatous et autres locataires de ce maquis rabougri, aucun chemin de traverse ne coupe cette immensité. Passées les grandes heures de cet or blanc sur quatre pattes – au tournant des XIXe et XXe siècles –, le cours de la laine chuta. Les moutons s’en allèrent. L’herbe n’est pas revenue. Partout, la steppe est dure, son sol abrupt. Il a opéré sa sélection et ne tolère que des plantes naines, aussi toute autre espèce y est-elle malvenue. Tout arbre qui voudrait poser racines en ces parages est d’ores et déjà averti qu’il n’a aucune chance. On foulera donc la même poussière, les mêmes touffes raides et les mêmes arbustes nains, persévérance qui arrache par miracle sa survie à cette croûte poussiéreuse. C’est une végétation sans feuillage, une buissaille cassante et filandreuse dont on ne peut espérer qu’égratignures et échardes. Même les noms de cet assortiment de fibres desséchées ont été pensés pour infliger à l’ensemble une tonalité encore plus ténébreuse : la réglisse sauvage, la datura du désert, la mata negra, le coirón ou “herbe des pampas”, le rétama semblable à un pâle genêt et appelé aussi “herbe aux ânes”… Toute une littérature écorchée à disposition d’un faux paysage déroulé à hauteur du genou. On pensera au saxaoul gobien, au chaparral mexicain, au spiniflex australien. Les formes tarabiscotées évoqueront les éponges arborescentes des fonds sous-marins, les plus ramassées auront l’air de madrépores racornis. Autant de griffures sur le sable confineront au délire.
Parfois, en cas de pluie, une plate-bande de camomilles poussiéreuses aimablement disposées le long du remblai de gravier accrochera de la couleur à cette végétation insensée. Mais ce sera chose rare. On profitera alors de la pause pour se préparer une infusion sur le réchaud…
Parmi cette répétition lasse sur cet horizon toujours ouvert, point de barrières aux fumigations de l’esprit, rien pour faire le point. La pensée prend ses aises, s’étale de tout son long, comme une flaque indolente, jusqu’à ce qu’elle rencontre des berges. Pour certains ce furent celles de la folie, pour d’autres celles de la révélation. L’immobile est sans pitié. Il stimule les esprits les plus agiles mais bouscule les plus sensibles.
Hormis les estancias annoncées en bout de piste, mais qu’on ne voit jamais, trop retirées de la route, les animaux sont les seuls signes de vie. Au ras du sol, le tatou est ce qu’il y a de plus vivant. C’est aussi mon animal préféré. Il porte le nom d’une peluche de compagnie. En réalité, c’est une curiosité venue du fond des âges, un petit dinosaure à peine plus encombrant qu’un œuf d’autruche bien mûr qui a bravement traversé les siècles et pourrait nous en dire beaucoup sur les migrations et les espèces taillées en pièces qui n’ont pas connu la même longévité.
Disons qu’il se présente comme une anomalie du monde moderne. Il passe le plus clair de son temps à renifler fourmis et termites, les mets les plus courants de son pique-nique. Malgré sa discrétion, il peut difficilement se faire oublier au milieu de couleurs trop rares et trop éparses pour lui fournir un camouflage. C’est son territoire qui le trahit. Découvert, il faufile entre les touffes sa lourde cuirasse blasonnée de tuiles grisâtres. C’est un chevalier écrasé sous sa cotte de maille. Monté sur coussins d’air, il ne court pas, il trottine en glissant son museau pointu à fleur de terre. Fidèle à son sentier, œil dans l’œil avec l’intrus qui le tient en respect, il fait mine d’aller de l’avant. Diversion de pure forme, il sait depuis le début qu’il ne peut envisager son salut par la fuite. Dès qu’il se sent pris de vitesse, il coupe sa course, debout sur les freins. Ne lui reste ensuite qu’à faire le mort. Il joue à trompe souris. À moins qu’il ne se fige, le regard en coin, sans montrer d’irritation, ou qu’il ne fasse mine de boulotter la poussière histoire de donner le change. Mais en réalité, penaud et désarmé, il s’en remet à la pitié de ses poursuivants. L’animal à leur merci, les gauchos, qui n’étaient pas des tendres, l’ouvraient comme une vulgaire boîte de conserve, très pratique en cas de petit creux, puisque sa carapace peut servir de rôtissoire. Mais le tatou s’en est sorti, ses anciens prédateurs ne courent plus les déserts de Patagonie. Il semble hors d’atteinte. Mon affection pour cette bête immémoriale vaut bien une pointe sarcastique, car s’il parlait, j’en suis sûr, il nous enverrait de l’ironie au visage, avec son air bonhomme. »
(p. 153-156)

L’heure des bibliothèques (p. 54-56)
Chiloé (p. 85-87)
Extrait court
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