Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Pitka, au bord du salar d’Uyuni ~ 18 janvier 2007 :

« La voûte céleste exulte d’étoiles. Malgré la chaleur de l’après-midi, l’atmosphère est devenue glaciale sous l’empreinte de la nuit. Munie d’une lampe torche, Teresa nous guide dans le village sombre et désert. Une lumière douce émane de la chapelle catholique qui trône au milieu du bourg. Teresa franchit l’enclos paroissial et pousse la porte du bâtiment. Il n’y a déjà plus personne. Seul l’autel surmonté de fleurs fraîches et de bougies semble respirer dans le silence de la nuit. Bien emmitouflés, nous ressortons pour regagner l’étroit chemin de pierres. Les villageois n’étant plus à l’église, ils ont certainement rejoint la salle communautaire.
La pièce est longue et sombre. Seule une dizaine de bougies éclairent les visages présents dont la plupart sont ceux d’hommes : les sages de la communauté. En fonction de leur position sociale, ils sont assis sur un banc au fond de la salle, faisant face à la porte d’entrée. Guidés par Hipólito, nous traversons la pièce pour les saluer personnellement. Tout sourire, ils nous remercient chaudement d’être là et nous invitent à nous asseoir à côté d’eux, sur un banc accolé au mur transversal.
En réalité, nous n’avons pas choisi d’être là ce soir : il s’agit d’un heureux concours de circonstances qui a débuté il y a plusieurs jours, à Oruro, quand nous avons rencontré le créateur de l’entreprise JATARI, qui traite et commercialise le quinoa. Depuis près de quinze ans, il venait en aide aux producteurs de quinoa tout en faisant connaître aux Européens cette céréale andine extrêmement nutritive, sans gluten, et à la fois pauvre en lipides mais riche en fer, calcium, phosphore et protéines. Désireux de passer quelque temps dans un village de cultivateurs, nous nous sommes joints à un camion loué par l’entreprise pour transporter des plantes et les distribuer dans les communautés affiliées au projet. Pitka était la dernière de la tournée. Nous avons ainsi passé deux jours entre la couche du camionneur, sur laquelle nous voyagions assis en tailleur, et la benne du camion de laquelle nous avons extrait pas moins de dix mille plantes, en collaboration avec les villageois et l’ingénieur assigné.
Ces boutures devaient être délivrées dans les communautés afin d’y être replantées en pleine terre pour protéger les cultures de quinoa des vents du désert. Le premier jour, nous avons ainsi fait le tour de la montagne Coracora, au pied de laquelle se blottissent villages et champs de quinoa : malgré les gelées des nuits précédentes, les pieds d’un vert profond se tenaient fièrement entre rocaille et sel, dans un paysage complètement sec et écrasé sous un soleil de plomb.
L’expérience serait restée un bon souvenir si notre chauffeur ne s’était pas perdu sur les pistes crevassées, nous obligeant à emprunter des chemins de traverse inadaptés au gabarit de son engin. Ce qui devait arriver arriva : alors que nous traversions le lit asséché et sablonneux d’une petite rivière, le camion s’est enlisé. Descendus de la cabine, nous ne pouvions que constater que nous ne sortirions pas de ce pétrin sans de gros efforts. Pendant plusieurs heures, nous avons pavé le terrain avec toutes les pierres que nous avons pu trouver et, après trois tentatives, nous étions enfin libres, oubliant presque la soif et la faim qui nous tiraillaient depuis la veille. Par chance, notre patience devait être récompensée : en arrivant à Pitka le lendemain, les habitants, qui ne nous connaissaient ni d’Ève ni d’Adam, étaient heureux de nous annoncer qu’une grande fête commençait le soir même et que nous y étions conviés.
“Qu’est-ce qu’on célèbre ? avons-nous demandé, curieux.
— La Pachamama !” a répondu Hipólito, un grand type sec qui nous a immédiatement pris sous son aile.
En fait, il s’agissait d’encourager la terre à livrer ses plus beaux grains de quinoa dès juin prochain. Une tradition qui s’était mêlée au fil des siècles à la Saint-Sébastien. On faisait d’une pierre deux coups…

Les villageois commencent seulement à arriver. Il est pourtant minuit passé. Ce sont d’abord des femmes qui pénètrent dans la salle, un cabas rempli de marchandises dans les bras et une ribambelle d’enfants à leurs trousses. D’un geste discret, elles saluent l’assemblée avant d’aller serrer la main des sages. Puis elles trouvent une place sur le sol où elles s’assoient avec leur marmaille, leur épaisse pollera leur servant aussi bien de jupe que de couverture sur laquelle s’allongeront plus tard les petits. Suivent ensuite leurs époux, moins pressés, pinquillo – une flûte en bambou – ou tambour à la main et la tête enfarinée : visiblement, certains se sont endormis en attendant le début des réjouissances.
À peine sont-elles installées que les femmes se lèvent à tour de rôle pour distribuer à chaque convive une poignée de feuilles de coca achetées par leurs soins. Elles débutent toujours leur tournée par les sages, puis par la Pachamama pour laquelle on dépose des offrandes sur une table décorée de fleurs fraîches. Autour de nous, les villageois exécutent un rituel que nous ne connaissons pas : l’échange des chuspas. Ces sachets en tissu destinés à transporter la coca, et qui accompagnent toujours les indigènes, passent de main en main : je te prête ma chuspa remplie de coca et tu me prêtes la tienne. Je mange de ta coca et tu manges de la mienne. Je me nourris ainsi de ton énergie et tu te nourris de la mienne. Avant de te rendre ton sachet, je souffle dessus pour y laisser ma présence. Tu fais de même avec le mien, comme si nous étions liés à jamais…
Bien qu’on nous intègre à la fête en nous offrant de la coca, je sens que notre présence est suspecte aux yeux de certains villageois qui n’ont pas été prévenus. Le seul moyen de leur montrer que nous sommes là pour partager un moment avec eux, c’est de participer pleinement aux rituels. Par chance, l’un des membres de l’association de cultivateurs, qui possède une petite moto, a profité d’une course qu’il devait faire à Salinas pour acheter pour notre compte quelques denrées indispensables à la fête : offrandes, coca, bières et jus d’orange. Du coup, je sors de mon cabas un énorme sac de coca et me lève pour parcourir l’assemblée dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, marchant de temps à autre sur une main ou un pied dissimulés dans l’ombre : un bon moyen de se faire quelques copains !
J’ai rarement eu autant de coca dans la bouche, et ça ne risque pas de s’arranger : il y a maintenant huit femmes debout, sans compter celles et ceux qui échangent avec moi leur chuspa depuis qu’ils ont vu que j’en possédais une. David, qui n’a pas pensé à prendre la sienne, reçoit donc les feuilles de coca qu’on lui offre dans son bonnet !
L’attention happée par le va-et-vient des convives, je sursaute quand ma voisine, assise à mes pieds, me donne une légère tape sur le genou.
“Tiens, me dit-elle en tendant une fiole en verre brun débouchée. Et attention, va pas te brûler !”
J’approche le récipient de ma bouche et m’apprête à boire quand je suis prise d’un mouvement de recul. L’odeur est puissante ! Je devine qu’il s’agit d’alcool fort, probablement de celui qu’on achète une bouchée de pain dans les épiceries lorsqu’on a quelque chose à fêter ou une cérémonie à mener. Ce genre même qu’on utilise chez nous pour désinfecter les plaies. En bref, de l’alcool à 90° !
Ma voisine intervient à nouveau : “N’oublie pas la Pachamama !” prévient-elle.
Bien sûr, la Pachamama ! Je verse alors quelques gouttes de liquide sur le sol en prononçant cérémonieusement “à la Pachamama !” avant de porter la mignonnette à mes lèvres. Le contact avec l’alcool est si violent que j’abandonne toute idée d’en avaler la moindre goutte. Voilà, c’est fait. À David, cette fois-ci.
En réalité, tout cela est loin d’être terminé. Car chaque personne, nous deux compris, possède au moins une bouteille d’alcool à faire tourner parmi les convives. Pour que la fête dure un peu plus (elle se prolongera en effet quatre jours !), certains villageois coupent même le contenu des fiasques avec du jus d’orange ou de l’eau. Mais visiblement, l’alcool pur a ses adeptes : le doyen du village, âgé de 80 ans, ne cesse de répéter à qui veut l’entendre que cette boisson constitue un excellent “docteur”.
“Ah bon, et pourquoi ? demandons-nous naïvement à Hipolito qui fait le traducteur.
— Parce qu’avec ça, fini les parasites !”
On a fait un peu de place dans le coin de la salle pour permettre aux sages de préparer les plateaux d’offrandes. Encore une fois, ce sont les femmes les principales actrices de ce rituel. Chacune à son tour, elles se lèvent – de plus en plus difficilement – et apportent leurs offrandes à l’un des amautas qui les répartira dans les mesas. Dans chaque plateau, elles doivent déposer une pièce de monnaie et quelques feuilles de coca. Puis elles recommencent leur tournée dans l’assemblée, sans oublier la Pachamama. Quand vient mon tour, je m’aperçois que je suis complètement soûle. Mon corps vacille à chacun de mes pas alors que, de façon incompréhensible, j’ai l’esprit clair ! Serait-ce la coca qui maintient mes neurones en ordre ? Depuis le début de la soirée, je n’ai pas cessé d’en mâcher, profitant d’un grand sac-poubelle déposé en bout de banc pour changer mon acullico dès que le goût de la plante se faisait fade. Du coup, je dois m’appuyer sur les épaules des uns et des autres pour parvenir jusqu’aux amautas. L’homme auquel je tends mon sac d’offrandes me retient plusieurs secondes :
“Désormais et jusqu’à ce qu’on brûle ces plateaux, il faudra penser à la Pachamama et au message que tu veux lui adresser. Surtout quand tu lui offres l’alcool et la coca.”
Vacillante, je retourne à ma place chercher les bouteilles de bière qui attendent dans mon cabas, puis entreprends ma tournée munie d’un verre que je présente à demi plein à chacun des convives. La musique, qui avait cessé, a repris sans grande conviction au fond de la salle. Aucunement gênée par le bruit, ma voisine s’est endormie sur place, se réveillant fraîche et dispose au bout de quelques minutes. David, qui a pourtant disputé deux parties de football avec les gamins du coin dans l’après-midi, ne montre aucun signe de fatigue. C’est probablement la coca… ou l’alcool ! »
(p. 307-311)

Noatak River ~ 5 avril 2005 (p. 24-27)
D’El Porvenir à Cartí Yantupu ~ 5 mai 2006 (p. 199-205)
Extrait court
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