Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Le langage des pierres :

« Le massif des Călimani s’est enveloppé d’une gangue de brume froide et humide. La montagne s’est tue. On n’entend plus les sonnailles entraînées par le mouvement des troupeaux. Le vent s’est arrêté de chanter. Les élytres des grillons ont cessé de jouer. Il n’y a plus un papillon pour butiner les inflorescences des azalées. Pas même le gazouillis d’un oiseau, pas même le jappement d’un chien. Seul le grand corbeau, noir comme la nuit, a quitté sa branche pour quelques battements d’ailes. Le froid a figé tout ce qui bouge jusque dans la chair des arbres. Chacun a rejoint son refuge, son cocon, sa tanière. Les hommes ont allumé un feu derrière les vitres embuées de leurs pénates et ils regardent tomber la pluie. Peut-être aperçoivent-ils au loin ces deux fous, trempés jusqu’aux os, s’enfoncer dans une montagne désertée de tous ?
Nos ombres disparaissent au milieu des coulées de brouillard. Des troncs dressés comme des herses nous tiennent entre leurs griffes. Cette journée est sans début ni fin. Le temps s’égare. Des roches étranges émergent au milieu des résineux. En prenant de l’altitude, la végétation se métamorphose. Les arbres deviennent tortueux. D’énormes amanites tue-mouches pullulent au milieu du vert éclatant de la forêt. La nature tout entière semble être prise d’envoûtement, jusqu’au chemin qui tortille tel le serpent hypnotisé par un charme. Il se faufile, contourne, cherche une direction et disparaît au milieu de maudites clairières. Chaque trouée est un vide dans lequel nous errons à la recherche de signes, traquant l’empreinte animale, la branche cassée ou le buisson de myrtilles qui nous guidera jusqu’aux crêtes.
Au sommet de l’une d’elles, nous tombons nez à nez avec un cueilleur, qui apparaît dans la brume comme par miracle. Il nous regarde sans bouger, encore plus surpris que nous de croiser âme qui vive en ces lieux. C’est un géant à la mine patibulaire. Les deux petits yeux ronds plantés au fond de ses orbites lui donnent un air inquiétant. Personne ne parle. C’est étrange de voir à quel point, dans une montagne silencieuse, la présence des hommes est vaine. Puis le colosse à la gueule de boxeur ouvre son visage. Du trou noir de sa bouche, sa voix caverneuse dévoile des pensées énigmatiques : “Doizprezece Apostoli ahics. Doizprezece Apostoli ahics. Les Douze Apôtres sont ici. Les Douze Apôtres sont ici”, répète-t-il à l’envi.
Nos yeux s’écarquillent. L’homme s’est tu. Il plonge son bras dans un seau de myrtilles fraîchement cueillies, puis ouvre sa main pour partager les petites baies bleues logées dans les sillons de sa peau. Il sourit timidement, se baisse sans rien dire, attrape son récipient et s’en va. Je me demande si cet homme n’était pas une apparition.
Un peu plus haut sur la pente surgissent d’étranges formes rocheuses, sculptées par l’érosion dans le flanc volcanique des Călimani. Il y a des dizaines de siècles, ces monolithes avaient un sens sacré aux yeux des Daces. Ces hommes, qui vénéraient les loups et les puissances célestes, escaladaient la montagne pour s’incliner devant les imposantes concrétions émergées du fond des âges. Qui sait quelles croyances ils projetaient sur ces silhouettes géantes ? Qui sait quel mystère effrayant et fascinant, quelle expérience extatique ils éprouvaient à la lueur du feu ? Jusqu’au début du XXe siècle, jusqu’à ce que l’État ne l’interdise, les descendants des Daces montaient ici à chaque solstice d’été pour renouveler la puissance magique qu’ils puisaient dans la montagne. Aujourd’hui, ces roches étranges ont perdu un peu de leur mystère. Les totems barbares ont été rebaptisés du nom des disciples du Christ. Ils sont désormais connus sous le nom des Douze Apôtres. Je reste un moment à les observer, m’interrogeant sur ces croyances anciennes que les religions du désert ont figées dans leurs livres sacrés. Je me demande si l’écriture, à l’origine de tant de disciplines, tant de connaissances, n’a pas aussi plongé dans l’oubli cette force fondamentale qui nous liait aux arbres, aux animaux, aux étoiles. »
(p. 193-195)

Tatras : l’esprit de la montagne (p. 62-63)
Sourires pourpres (p. 102-103)
Extrait court
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