Collection « La clé des champs »

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Couverture
Anne-Marie Lavaysse – Une vache dans les vignes :

« Le vignoble languedocien ressemble par endroits de manière saisissante à une mer de vignes. Le contraste est d’autant plus grand lorsque l’on quitte ces espaces et que l’on débouche, au-dessus d’Aigues-Vives, sur le plateau sec et calcaire où un soleil de plomb vient s’échouer lourdement. C’est dans cet écrin blanc que cohabitent paisiblement sur un vignoble de 7 hectares une vache et une paysanne. Nous sommes au Petit Domaine de Gimios, chez Anne-Marie Lavaysse, à Saint-Jean-de-Minervois. Cette belle femme au visage généreux, qui arbore l’attitude et la calme détermination de ceux qui sont à leur place, cultive ici la vigne et en vinifie les fruits comme d’autres font leur prière.
C’est la fin de l’après-midi et Anne-Marie s’apprête à traire son unique vache, la belle jersiaise Rosalie. Elle l’attache à un chêne et s’installe sur un tabouret ; l’atmosphère est paisible dans cette étable à ciel ouvert. Il flotte dans l’air une quiétude surprenante. Chaque soir c’est le même rituel. Paroles et caresses accompagnent la venue du lait. Le lendemain, il sera transformé en fromage, en yaourt, en beurre, ou bu tel quel. Une vache dans des vignes, c’est loin d’être chose courante et pourtant, pour Anne-Marie qui aime tant cet animal, il ne pouvait en être autrement. Il y a quelques années, elle était maraîchère et possédait déjà une vache. Lorsque, en 1995, elle décide de s’installer comme viticultrice, il n’est pas question pour elle de s’en séparer. C’est ainsi que Rosalie a trouvé sa place dans cet écosystème, passant l’hiver dans les vignes au pied desquelles elle enrichit le sol de ses bouses et l’été dans la garrigue à l’entour de la maison d’Anne-Marie.
Quand elle a débuté, Anne-Marie Lavaysse n’y connaissait rien. Elle travaillait selon les règles de l’agriculture biologique et biodynamique, appliquant soufre et cuivre pour limiter le parasitisme et les maladies cryptogamiques. Mais chaque fois qu’elle taillait ses bois ou ses ceps, l’odeur d’œuf pourri l’incommodait tandis que leur sève, amère, ne lui convenait pas. Pour elle, ce soufre devint bientôt un poison. Alors elle a prévenu ses vignes : “Les filles, l’an prochain, il n’y aura plus de soufre, c’est fini, mettez-vous bien ça dans la tête !” Aussitôt dit, aussitôt fait. La sève est devenue douce et les feuilles de vigne comestibles. De la même manière, lorsqu’elle sent qu’elles ont besoin d’un petit coup de pouce, elle cueille sur le terroir des plantes sauvages avec lesquelles elle fait des préparations infusées au soleil ; dynamisées et pulvérisées selon les rythmes cosmiques de la méthode biodynamique, elles font office de soin.
Les vignes ainsi traitées ne présentent que peu de problèmes sanitaires. Lorsque cependant il s’en présente un, la plupart du temps “elles se débrouillent”, c’est-à-dire qu’elles ont les ressources nécessaires à leur propre défense. Incroyable ? Non, préventif ! Anne-Marie préfère la prévention à la guérison. Elle considère la vigne comme une égale et la vigne le lui rend bien. “Je fais comme je sens que c’est le mieux”, nous dit-elle. Et c’est ainsi qu’elle “sent” qu’elle doit planter des arbres fruitiers dans sa vigne, ne pas labourer le sol ni désherber toutes ces belles herbes sauvages qui y poussent et qui, comme elle nous l’explique, concourent par leur diversité à la bonne santé et au bon équilibre du sol et des vignes. Avec la vache et un fauchage de temps à autre, pas besoin de plus. Les poireaux et les salades sauvages ? “S’ils s’y plaisent, pourquoi les arracher ? Ils me fournissent mes légumes toute l’année !” Comment alors appeler ce vignoble-potager-verger ? Un bel endroit à la limite entre le sauvage et le cultivé… Un lieu d’agriculture, expression d’une relation intime avec le vivant.
Pour Anne-Marie, la vendange est un moment clé de la vinification. Elle se fait manuellement, en cagettes, pendant les heures fraîches du matin, avec une faible production de l’ordre de 10 à 14 hectolitres à l’hectare pour obtenir une qualité parfaite. Anne-Marie veut conserver cette sensation de croquer dans le fruit que l’on éprouve lorsqu’on déguste ses vins. C’est pour cela qu’elle a choisi de n’utiliser lors de la vinification que ses propres levures et de ne pas ajouter de soufre, connu depuis l’Antiquité pour stabiliser le vin et arrêter la fermentation du raisin. Son travail est fondé sur cette attention, sur cette écoute. Avant d’être en harmonie avec la vigne, Anne-Marie est d’abord en harmonie avec elle-même.
Petite, Tifenn voulait être une fée. Elle idéalisait les personnages capables de communiquer avec la nature, de l’enrichir et de la rendre harmonieuse. Quand on grandit, on apprend que tout cela, ce sont des histoires, des contes… qui n’ont de valeur que parce qu’ils appartiennent à notre enfance. Pourtant, quand on voit Anne-Marie parcourir ses vignes non ligaturées par des fils de fer – elle les trouve contraignants pour la plante –, observer une feuille, prendre soin de l’abricotier au milieu de son vignoble, ramasser un poireau sauvage qui pousse entre deux ceps, préparer des décoctions de plantes pour les donner à ses vignes, parler de la biodiversité qui leur permet de résister aux parasites, on se dit que l’enfance pourrait se prolonger longtemps, et que finalement, les adultes aussi pourraient, pourquoi pas, essayer de coopérer avec la nature, qui est aussi leur nature. Anne-Marie a nommé ses vins Démeter, du nom de la déesse grecque du blé, symbole de l’abondance mais aussi de la civilisation. Comme elle a raison ! La fée des garrigues calcaires du Minervois plante là les graines d’une humanité nouvelle… »
(p. 62-67)

Nicolas Supiot – De la semence au fournil (p. 28-33)
Hugues et Marie-France Lataste – Une histoire de fromages (p. 44-49)
Extrait court
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