Collection « Sillages »

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  • Par les sentiers de la soie
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  • Voie des glaces (La)
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  • Au gré du Yukon
Couverture
D’El Porvenir à Cartí Yantupu ~ 5 mai 2006 :

« À peine avons-nous mis pied à terre qu’un petit homme au teint mat nous somme de le suivre jusqu’au poste de police où nous attend un agent panaméen. Tandis que David appose nos noms sur le registre touristique et paie les 2 balboas (monnaie officielle du Panamá, indexée sur le dollar américain) par personne de droit d’entrée à Kuna Yala, je décharge les sacs du cayuco à moteur, frêle embarcation monoxyle. Le sol du quai désert où nous avons été déposés, chauffé par le soleil, réverbère une lumière fauve. Le béton brûle mes pieds nus. Je rechausse illico mes sandales qui ne m’étaient d’aucune utilité dans le canot à peine étanche, et paie le motoriste kuna qui vient de nous faire parcourir les 50 kilomètres qui séparent El Porvenir de Nombre de Dios, un village de la côte où nous sommes arrivés le matin même, non sans peine, par le bus quotidien. La piste d’accès au bourg avait été transformée en bourbier par les pluies, rendant les hameaux de cette zone encore plus misérables. Les baraques en tôle et en bois grisâtre faisaient triste mine sous les trombes d’eau qui charriaient sur les chemins plastiques et ordures. Dans cette partie du pays, on est loin de la fière capitale panaméenne bitumée et quadrillée à l’américaine.
À partir de maintenant, nous sommes dans la Comarca de Kuna Yala, une région autonome qui s’étend d’El Porvenir à la frontière colombienne, mesurant 226 kilomètres de longueur sur 20 de largeur. Propriété des Kunas, cette terre, essentiellement couverte de forêt tropicale, est complétée par l’archipel San Blas : trois cent cinquante îles dont quarante-neuf sont habitées. Ou plutôt surpeuplées, puisque la majorité de la population kuna, ou dule, s’y regroupe. À Kuna Yala, on est sous l’autorité du congrès dule qui, paradoxalement, siège à Panamá. L’étranger, pourtant client, n’y est pas roi : il est plutôt sujet. Il doit donc respecter les lois locales dont la plus fameuse est l’interdiction de photographier un Kuna sans son autorisation préalable, qui se marchande souvent au prix de 1 dollar le déclic. Une somme qui peut sembler symbolique mais qui, dans cette zone, n’est pas négligeable…
Assis sur nos sacs, nous guettons l’horizon où se rencontrent océan et ciel voilé. Un moteur se fait entendre depuis quelques minutes déjà quand un cayuco apparaît avec à son bord des taches de couleur. Un homme fin et musclé, vêtu d’un short, d’un tee-shirt et d’une casquette, nous fait signe depuis l’embarcation. C’est Yeyo, un Kuna de Cartí Yantupu, accompagné de deux femmes en habit traditionnel.
L’île de Yantupu, qui appartient à l’archipel de Cartí, est un minuscule morceau de terre couvert de sable fin. On y vit très près les uns des autres, à tel point que les étrangers, au gabarit plus imposant que les Kunas (on dit que les Kunas sont les hommes les plus petits du monde après les Pygmées !), ont souvent des difficultés à se faufiler entre les habitations. Nos sacs au dos, nous suivons Yeyo, du quai où nous venons de débarquer après une nouvelle demi-heure de traversée, jusqu’à sa demeure. Un ensemble de trois maisons faites de bambous et de palmes autour d’une courette sableuse qui s’ouvre sur l’océan. L’une sert de cuisine, l’autre de chambre pour la famille, et la dernière de “dortoir” pour les touristes. Depuis sa rencontre avec Michel et Coco, deux Français qui arpentaient la région en voilier il y a quelques années, Yeyo s’est lancé dans les affaires. Aujourd’hui, il est l’un des deux seuls villageois de Yantupu à recevoir des étrangers chez lui. Une façon différente de développer le tourisme à Kuna Yala où la plupart des visiteurs logent dans les hôtels, charters ou bateaux de croisière.
À peine avons-nous posé nos sacs que l’on nous remet une feuille de papier où figure la réglementation en vigueur à Yantupu. Interdiction de se promener en maillot de bain ou torse nu dans la communauté, de sortir de chez Yeyo après la tombée de la nuit et de prendre des photos à l’intérieur de la maison du congrès, la vaste hutte centrale où se réunissent les villageois deux à trois fois par semaine. Toute entorse à la loi est passible d’amende ! Les Kunas ne plaisantent pas avec les Uaga, les non-indigènes, qui ont pourtant bien essayé de coloniser la région, riche en ressources, et d’acculturer ses habitants au nom de l’unité nationale et du progrès économique. Les Dule ont dû se battre pour leur droit à la différence et, grâce à leur caractère et une bonne dose de chance, ils furent le premier peuple d’Amérique à obtenir son indépendance. C’était en 1925.
Le sable crisse sous une paire de claquettes. De l’autre côté de la cloison, des murmures fusent. Un frôlement sur l’eau, puis plus rien. Il fait encore nuit. C’est le voisin qui part pêcher. Au frais dans mon hamac, j’attends que le jour se lève. L’aube goutte à travers les bambous des murs, éclairant le sable du sol. On s’agite dans la cour.
“Nuedi !”
Salut souriant. Les trois femmes de la maison, Aleida, Yurbibi et Siabibi, sont déjà fraîches et disposes dans leur corsage bariolé et leur paréo apprêté. Courbée jusqu’au sol dans sa cuisine exiguë, Yurbibi râpe de la noix de coco qu’elle trempe ensuite dans l’eau pour faire un jus utilisé dans la cuisson du riz, des bananes plantains et du poisson. Je traverse la cour pour me rendre aux toilettes, une cahute perchée sur pilotis au-dessus de l’océan. Les cayucos des pêcheurs flottent au large. Bientôt, un ballet saisissant de beauté commencera : des dizaines de pirogues quitteront les trois petites îles de l’archipel pour rejoindre la quatrième, Suitupu. Là-bas, parmi le béton tristounet et les fils électriques, se trouve l’école publique où les jeunes Kunas apprennent l’espagnol, l’histoire du Panamá et les mathématiques. En bref, peu de chose qui ait rapport avec leur propre culture. Axcel et sa mère Aleida seront de la danse. Ensemble, ils reviendront vers midi.
Le matin, Yantupu est quasiment déserte. Les enfants sont à l’école et la plupart des hommes en mer ou aux champs – qui se trouvent sur la terre ferme, à plusieurs kilomètres. Ils en rapporteront les légumes et l’eau douce qu’on consommera sur les îles. Yeyo, lui, gagne sa vie autrement : il peut se permettre d’acheter de la nourriture à ses voisins. En revanche, il a toujours le devoir d’accomplir les tâches communautaires et d’assister aux réunions, faute de quoi il paie une amende !
Ne restent donc sur l’île que les femmes, qui se mettent alors à leur spécialité : la couture. Coudre est un art et une nécessité. Il n’y a qu’à voir avec quelle application Yurbibi, qui a déjà 70 ans bien sonnés, se penche sur son ouvrage – et sans lunettes, encore ! Elle coud une mola, une pièce de tissu rectangulaire, symbole du peuple kuna. Porteuse d’une vision du monde, la mola fait partie de la tenue des femmes, qui l’intègrent à leur corsage.
La mola, réalisée selon la technique dite de “l’appliqué inversé”, montre la réalité du monde kuna à travers ses motifs. On pense qu’elle est le résultat de l’évolution des peintures et tatouages que les femmes portaient jadis sur leur corps. Avec l’arrivée des tissus manufacturés, ces motifs se seraient transposés sur les vêtements. À l’origine, les dessins abstraits, dont le svastika, étaient communs, ainsi que les représentations d’objets quotidiens, d’animaux et de fleurs. Aujourd’hui, les sujets apportés par la télévision et la presse sont courants sur les molas : les femmes vont jusqu’à y représenter des cosmonautes ou des tortues Ninja ! L’art de la mola, résultat du métissage de deux cultures, ne pouvait rester figé. Tout comme la plupart des expressions culturelles, il évolue. Aujourd’hui, la mola reflète l’attirance ambiguë des Kunas pour la modernité…

Debout sur le quai, nous guettons le mastodonte bleu et blanc qui flotte à quelques centaines de mètres. Des canots à moteur font la navette entre le bateau de croisière et Cartí Suitupu, déversant toujours plus de touristes sur l’île qui, le temps de l’après-midi, voit tripler sa population. L’archipel de Cartí est en effet le seul de la côte à posséder des fonds suffisants pour accueillir de tels monstres. Siabibi nous a quittés il y a peu pour rejoindre Suitupu où elle va vendre quelques-unes de ses “mola-touristes”, des pièces de tissu plus proches du patchwork que de la mola traditionnelle : rentabilité oblige !
Siabibi a vendu quatre molas. Pas trop mal, vu la concurrence.
Elle revient aussi avec du travail. Plusieurs personnes malades sont venues la solliciter pendant qu’elle vendait ses molas à Suitupu. Siabibi est nele, ce qui signifie qu’elle possède un don de voyance qui lui permet de communiquer avec les esprits pour diagnostiquer les maladies.
Dès la tombée de la nuit, elle s’installe dans la cahute familiale où elle brûle huit fèves de cacao dans une calebasse. Face aux nuchu, des statuettes en bois qui représentent les esprits, elle fume un peu de tabac. Cette nuit, les ancêtres lui rendront visite dans ses rêves pour lui faire savoir de quelles maladies sont atteints ses patients, et pour quelle raison elles les touchent. Souvent, les esprits eux-mêmes sont en cause dans l’affection du malade.
Depuis plusieurs jours déjà, j’envisage de consulter Siabibi car je suis moi-même malade : des amibes ont élu domicile dans mon intestin. Je craignais depuis un moment déjà être l’hôte de petites bêtes quand, de passage au Nicaragua, j’ai fait faire des analyses au laboratoire du coin. Le médecin qui a confirmé mes doutes n’a eu l’air ni surpris ni inquiet : une grande partie de la population d’Amérique centrale est touchée par ce genre de parasitose. En revanche, je suis, pour ma part, tenaillée par la peur depuis ce jour. J’ai pris un traitement, mais le sentiment d’être toujours habitée ne me lâche pas. Pour la première fois depuis un an, j’ai l’impression qu’une menace pèse sur notre voyage. Et si le traitement prescrit ne faisait pas effet ? Et si j’étais victime de complications, courantes avec ce genre d’amibes ? Et si je devais rentrer prématurément en France ? Avec mon imagination fertile, je suis à deux doigts de me plonger moi-même dans le gouffre de la déprime. Du coup, découvrant les pouvoirs de la nele, j’entrevois une lueur d’espoir : pourquoi ne pas demander à cette femme de m’éclairer – au risque de tomber encore plus bas ? Siabibi ne parlant pas espagnol, je m’adresse à Yeyo qui accepte d’être notre traducteur.
“Vas-y, explique-lui ce qui ne va pas !” insiste-t-il alors que nous sommes assis dans la cour, lui, sa famille et nous.
J’hésite un instant, pas très à l’aise. Est-ce ainsi que se passe une consultation ? Devant tout le monde, sans la moindre intimité ? Siabibi me regarde, attendant en silence. Je me souviens alors d’une scène étrange qui s’est déroulée dans cette même cour il y a quelques jours : une femme est arrivée, s’est dirigée vers la nele, lui a parlé rapidement à l’oreille puis a déposé plusieurs pièces de monnaie dans sa main avant de disparaître. Il s’agissait donc d’un examen médical ! Il semblerait que, pour les Kunas, la maladie ne soit pas le tabou qu’elle est chez nous. Je me lance donc. Siabibi m’interroge de temps à autre. Elle reconnaît les symptômes. Ici, cette maladie est plutôt courante, et il arrive malheureusement qu’on en meure… Le lendemain, elle m’informe que je suis toujours malade mais que je ne dois pas avoir peur. De retour de chez le guérisseur, elle dépose dans mes mains six rouleaux de poudre de plantes séchées. Tous les jours, je devrai les râper un à un et récolter un peu de la poudre ainsi obtenue pour l’ajouter à l’eau que je boirai. Quand il n’y en aura plus, dans deux ou trois mois, je serai guérie !

En slip, un chapeau de paille sur la tête et son chaton dans les bras, Axcel regarde tomber la pluie tout en promenant son pinceau sur la palette de gouache que nous lui avons offerte. C’est la première fois qu’il fait pareille expérience, et cela semble lui plaire. Malheureusement, l’air est tellement humide que les dessins qu’il produit à la chaîne refusent de sécher. Nos sacs et nos vêtements ont d’ailleurs moisi, ce qui m’oblige à les étendre au soleil le plus souvent possible. Dehors, Aleida s’active, plaçant sous les gouttières du toit des seaux pour en récupérer l’eau pendant qu’il est encore temps, tandis que Siabibi lave ses wini au savon, usant de la pluie comme de l’eau d’une douche. Sur les îles, l’eau douce est une denrée précieuse car inexistante : il faut aller la chercher sur le continent ! Amusé par la scène, David sort la caméra. Yeyo lui a donné l’autorisation de photographier et de filmer sa famille dans ses activités quotidiennes. Quand le saila a vu les photos, il a immédiatement demandé à David de devenir son “photographe officiel”. Le jour suivant, nous étions conviés chez Horacio pour prendre des clichés de toute sa famille, à lui faire parvenir sur papier dès que possible. Il s’est également laissé prendre en photo pour, dit-il, que ses petits-enfants se souviennent de leur grand-père et de sa sagesse…
À Yantupu, l’ingérence de la modernité est freinée par le saila. Certes, depuis la construction d’un relais de télécommunication, l’archipel de Cartí “capte”. Les téléphones portables se sont donc multipliés. Mais Horacio refuse l’offre du gouvernement qui consisterait à apporter l’eau douce et l’électricité sur l’île. Car, qui paiera les factures correspondant à ses services ? Qui entretiendra les installations une fois en place ? Ici, on n’a pas d’autre revenu que la taxe de séjour imposée aux touristes. Alors mieux vaut rester humble, indépendant, et ne pas se créer de nouveaux besoins. Du coup, les batteries des téléphones portables sont mises à charger chez l’un des villageois équipés en panneaux solaires. Pour l’eau, on se débrouille, comme toujours : en allant la chercher à la rame en amont de la rivière Cartí où les moteurs, trop polluants, sont bannis.
Chez Yeyo et sa famille, il y a tout de même une vieille télévision qui fonctionne sur batterie la nuit venue. Quel étrange spectacle alors que celui de ces Kunas plantés à un mètre du poste, les yeux rivés sur un feuilleton en anglais sous-titré en espagnol alors qu’ils ne comprennent aucune de ces deux langues ! Pourtant, nous n’avons pas à les juger. Plutôt que de se renfermer sur eux-mêmes pour préserver leur mode de vie, les Kunas n’ont-ils pas le droit d’acquérir leur propre expérience du monde et de la société occidentale pour, espérons-le, mieux la comprendre et s’en protéger ? Qu’ils le veuillent ou non, ils voient leur économie changer et leur identité se redéfinir. Ils marchent aujourd’hui sur le fil du rasoir. Nous ne pouvons que souhaiter qu’ils trouvent leur voie dans la complexité du monde et de leurs propres désirs. »
(p. 199-205)

Noatak River ~ 5 avril 2005 (p. 24-27)
Pitka, au bord du salar d’Uyuni ~ 18 janvier 2007 (p. 307-311)
Extrait court
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