Collection « Sillages »

  • Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Les Bhopa, bardes du Rajasthan :

« Nous quittons le château de très bon matin à bord d’une charrette, garnie de moelleux coussins, tirée par un chameau acariâtre. Le chemin sablonneux et raviné serpente à travers des terres en friche et de maigres champs de millet ou de moutarde. Les acacias et arbustes épineux, manne pour les chameaux, semblent prospérer sur cette terre ingrate. Notre monture doit souvent être rappelée à l’ordre par le conducteur irrité car elle a tendance à s’arrêter fréquemment pour se délecter de branches d’acacia, irrésistibles friandises piquantes. De rares arbres khejri, dépouillés de leurs feuilles utilisées comme fourrage, tendent leurs moignons brunâtres vers le ciel d’étain, comme s’ils quémandaient de l’eau. Dans cette région aride qui ne compte que quelques puits, l’unique récolte des paysans dépend surtout des incertaines pluies de mousson. Si elles sont tardives ou insuffisantes, il ne leur reste plus qu’à s’exiler en masse vers les villes en quête d’embauche ou d’improbables secours.
Alors que nous arrivons dans le village de Binia Nada Dhani, un paysan nous indique le quartier des Bhopa situé un peu à l’écart. Malgré leur pauvreté, les jhompa de couleur grège, huttes de torchis circulaires couvertes de chaume, dans lesquelles vivent les Bhopa, sont aussi plaisantes d’aspect et propres que celles de leurs voisins de haute caste. Dans ce hameau qui compte deux cents habitants, les rajpoutes bhatti représentent le groupe dominant de propriétaires terriens.
Tandis que les femmes préparent des chapati, galettes de blé sans levain, et un curry de légumes pour le petit-déjeuner, nous discutons avec l’un des villageois. Rahu Ram Bhopa est un hindou de basse caste comme la plupart des bardes itinérants. Cet homme d’une trentaine d’années, mince et basané, vit avec sa famille et celle de ses trois frères dans l’une des quatre huttes réparties dans un enclos ceinturé d’un mur de faible hauteur. Cette famille élargie possède environ 3 hectares de terres autour du village, qui ne suffisent pas à leur subsistance. Rahu Ram exerce une autre profession en dehors de son métier de Bhopa. Il travaille dans les carrières de pierre autour de Jodhpur : “On ne fait plus appel à nous. J’ai arrêté de faire la tournée des villages ; je ne donne de représentations que si on me le demande. Une quinzaine de fois par an. Personne ne s’intéresse plus aux traditions que nous avons préservées. Même nos enfants ne veulent plus apprendre nos chants et nos épopées.”
Après avoir bu une tasse de thé avec notre hôte, nous quittons cet homme triste et désabusé pour retourner au château en lui promettant de revenir le soir même pour assister à la représentation qu’il organisera.

La nuit commence à tomber lorsque nous atteignons la périphérie du village en même temps qu’un troupeau de chèvres qui regagne sa bergerie. Nous sommes accueillis par un concert de furieux aboiements qui se terminent par de pathétiques glapissements, lorsque les villageois administrent des coups de pied bien ciblés aux responsables de ce vacarme. La représentation devait commencer à 6 heures, peu après le coucher de soleil, mais nous devrons attendre deux heures avant qu’elle ne débute. Assis sur des charpoi grinçants, nous contemplons le ciel étoilé d’une extraordinaire luminosité et sommes dévorés des yeux par les villageois, pendant que le Bhopa et son assistant prennent un repas frugal et se préparent pour le spectacle.
Les villageois forment un demi-cercle autour de la “scène” improvisée, sol de terre battue où le Bhopa et son assistant installeront leur rouleau. Hommes et femmes sont séparés par une ligne invisible. Les spectateurs sont étonnamment patients et silencieux. Quelques murmures ou rires discrets échangés de temps à autre, des cris d’enfants vite interrompus par une tape ou une remontrance des mères. Car un Pabuji parhwara n’est pas un spectacle anodin. Il possède une aura de sacralité, même si le Bhopa se livre parfois à des facéties ou plaisante avec son public.

Après avoir enfilé une ample jupe rouge, la baga, et une chemise de la même couleur, le Bhopa ajuste son volumineux turban et attache une paire de grelots autour de ses chevilles. La Bhopi, sa femme, qui l’accompagne habituellement lors des récitals donnés en dehors du village, sera remplacée ce soir par un ghaturi, jeune garçon travesti en fille. Après avoir soufflé dans une conque puis nettoyé et purifié l’aire de danse, le Bhopa et son aide tendent le parh. Une lampe à pétrole et quelques lanternes fourniront tout l’éclairage.
Jadis, les Bhopa consacraient plusieurs nuits à la récitation de ces histoires. La légende de Dev Narayan, par exemple, comprend 335 chansons et 15 000 vers. La narration de l’épopée de Pabuji, qui compte également plusieurs milliers de vers que le Bhopa doit intégralement mémoriser, demande sept nuits entières. De nos jours, les organisateurs de ce spectacle demandent généralement au Bhopa d’en donner une version abrégée qu’ils récitent du crépuscule à l’aube.

À petits pas maniérés qui déclenchent le fou rire du public, le ghaturi fait son entrée, tenant une lampe à huile à la main. Le Bhopa harangue la foule d’une voix rauque et entame son long voyage sur les traces de Pabuji en s’accompagnant du rawanhatta. Le ghaturi lui donne la réplique d’une voix douce, ou éclaire certaines parties de la peinture pour illustrer des épisodes de la narration contée en marwari, le dialecte de la région de Jodhpur. Dans ce voyage labyrinthique à travers le temps et l’espace, l’auditoire se déplace avec le narrateur des palais et harems des rajahs à l’Olympe hindou, d’une chasse au tigre à un mariage, de batailles héroïques à des beuveries épiques.
Le ghaturi illumine de sa lampe les quatre chevaliers, compagnons de Pabuji, assis à sa droite. Chando, Salji Solanki, Harmal Devasi et Dhebo sont vêtus du costume traditionnel des nobles rajpoutes, portant armes et boucliers. Le Bhopa évoque l’un de ces preux. “Dhebo, le buveur d’opium, était toujours affamé, dévorant férocement la nourriture comme le feu une balle de paille. Il faisait dissoudre pour la boire une boule de 560 kilos de bhang dans de l’eau ; il avait l’habitude de consommer 600 kilos d’opium.”

Le Bhopa, familiarisé depuis l’enfance avec chaque détail de la légende, semble parfaitement à l’aise dans cet univers où les chevaux parlent et les héros chevauchent des serpents dans le ciel. Ainsi que son public d’ailleurs, pour lequel l’histoire est étroitement associée au surnaturel, à un monde de magie et d’événements miraculeux.
Rahu Ram Bhopa évoque l’un des épisodes favoris des spectateurs, le mariage de Pabuji, qui ne devait jamais être consommé en raison de la mort tragique du héros le jour de ses noces :
“La reine s’adressa à Pabuji : ‘Ô Pabuji, ton nom est devenu immortel sur cette terre. Tu as offert des vêtements de mariée d’or pur.’ Puis elle demande au brahmane de la cour de préparer le pavillon de mariage : ‘Ô brahmane, installe les poteaux de mariage aux quatre points cardinaux… Et recouvre-les, ô brahmane, d’une tente somptueuse.’”
Le Bhopa narre ensuite en détail les divers rituels de la cérémonie :
“Phulvanti, l’épousée, prend place aux côtés de Pabuji autour du feu sacrificiel. Le prêtre noue le sari de Phulvanti à la cape de Pabuji qui accomplit ensuite les circumambulations requises. Mais ce rituel est brutalement interrompu, au moment décisif de la cérémonie, car une divinité requiert son aide et il ne peut refuser la requête divine.
Pabuji dégaine alors son épée et tranche le nœud conjugal. Puis, il façonne un petit perroquet en or qu’il remet à Phulvanti : ‘Ô princesse, prends ce perroquet d’or dans ta main. Il te fera savoir si je suis vivant ou mort sur le champ de bataille.’”

Aux récitations en vers succèdent des explications en prose. Le Bhopa répond aux questions du ghaturi ou d’un spectateur puis explique un épisode particulier, la signification d’une chanson, dépeint les personnages.
“Montre-nous ! Montre-nous !” Les spectateurs interrompent fréquemment le barde pour lui demander de leur montrer sur le rouleau l’un des épisodes évoqués ou bien de danser. Battant la mesure avec ses talons, le Bhopa tournoie sur lui-même, de plus en plus vite, tout en continuant à chanter. De temps à autre, il place ses pieds dans un grand plat en cuivre et se déplace ainsi, en le faisant glisser, d’un bout à l’autre du parh. Ces acrobaties sont très appréciées du public, de plus en plus excité par le spectacle.
Des enfants blottis les uns contre les autres, sous de minces châles de coton ou de laine, se rapprochent pour mieux jouir du spectacle, tandis que les adultes sont assis en tailleur ou s’appuient debout sur de gros bâtons de berger.
Un homme se précipite soudain devant le parh et se met à gesticuler avant de se rouler par terre en proie, semble-t-il, à une crise d’épilepsie. Un berger lui jette de l’eau froide sur le visage. Au bout d’un certain temps, il sort de sa transe, fixe les spectateurs d’un regard hébété et se laisse docilement conduire jusqu’à un lit de cordes tressées. En réponse à ma question sur cet incident, Rajendra me déclare avec indifférence : “Ce n’est rien, il a simplement été possédé par le dieu.” »
(p. 295-300)

La traque du « mangeur d’hommes » (p. 73-75)
Gilgit, le jeu des rois (p. 341-347)
Extrait court
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