« Hors collection »

  • Dersou Ouzala
  • Tamir aux eaux limpides (La)
  • Julien, la communion du berger
  • Lettres aux arbres
  • 100 Vues du Japon (Les)
  • Légende des Pôles (La)
  • 100 Objets du Japon (Les)
  • Chemins de Halage
  • Vivre branchée
  • Solidream
  • Cap-Vert
  • Voyage en Italique
  • Esprit du chemin (L’)
  • Testament des glaces (Le)
  • Un rêve éveillé
  • Pouyak
  • Œuvres autobiographiques
  • Périple de Beauchesne à la Terre de Feu (1698-1701)
Couverture
Le message lucide de la tragédie :

« Après Les Bacchantes d’Euripide jouées en français dans une traduction de Maurice Clavel et une mise en scène de Michel Cacoyannis, la tragédie grecque revient à l’Odéon avec deux spectacles : Prométhée enchaîné d’Eschyle et Les Phéniciennes d’Euripide.
Le programme indique que ces œuvres sont jouées en langue grecque. Si je pouvais parier avec le lecteur, je gagnerais une fortune en lui demandant : “Quelle langue grecque ?” Car immanquablement il répondrait : “Mais en grec ancien !” Eh bien, non. Aucune tragédie antique n’est jouée en Grèce dans sa langue d’origine. Lire Eschyle, Sophocle ou Euripide en grec ancien est déjà d’une difficulté notoire même pour le plus grand spécialiste de la Grèce antique. Mais les écouter – et les comprendre – dans le texte original n’est à la portée d’aucun Grec. Les auteurs tragiques et comiques de l’Antiquité sont joués en Grèce en langue grecque moderne. Mais laquelle ?
Car le problème, là encore, continue : jusqu’en 1976 il y avait officiellement deux langues en Grèce, la pure et la démotique. Bien entendu, la langue pure apparut au début comme convenant mieux aux auteurs anciens. Elle n’avait qu’un inconvénient : à part les puristes, nul ne la comprenait. C’est pourquoi en 1903 un auteur et metteur en scène, Sotiriadis, décida de passer outre et présenta L’Orestie d’Eschyle en grec démotique ! Épouvante ! Le sang des puristes ne fit qu’un tour et ces derniers envahirent la scène, entamèrent un pugilat contre les comédiens, pugilat qui se poursuivit dans la rue pendant deux jours (la population se mêlant à l’émeute pour des raisons qui n’avaient plus rien de linguistiques) et les combats firent quatre morts.
La vraie tragédie de la Grèce se joua alors dans la réalité bien plus que sur la scène mais la cause fut néanmoins gagnée. Les Grecs acquirent ainsi chèrement le droit de jouer – et de comprendre – leurs ancêtres dans la langue d’aujourd’hui.
Reste le principal : comment les jouer, justement aujourd’hui ? Depuis sa création, en 1930, le Théâtre national d’Athènes a choisi ce que j’appellerai la voie médiane : pas d’archéologie rebutante ni de reconstitution périmée, mais pas, non plus, d’innovation majeure, de réflexions sur ce qu’est aujourd’hui le tragique.
On reste fidèle au chœur traditionnel de douze choristes (jouant sans masques le plus souvent), les acteurs évoluent, j’allais dire comme des êtres humains plus que comme des héros prisonniers d’un destin anonyme, les rouages de la fatalité sont faits ici de larmes, de gestes quotidiens, d’une sorte de solennité hésitant entre le simple drame et l’apparat du hiératisme.
Pour ma part, je ne cacherai pas que, parmi tous les spectacles vus en Grèce pendant des années à Athènes et à Épidaure, rares sont ceux qui m’ont vraiment touché. Je veux dire par là : rares sont ceux qui m’ont donné le sentiment immédiat, implacable, irrémissible du tragique. Le fait d’être Grec, plutôt qu’Allemand, Français ou Américain, complique le problème car en définitive les Grecs d’aujourd’hui sont aussi éloignés des traditions antiques que peut l’être un acteur français contemporain des techniques de jeu médiévales. L’abîme est toujours là, à Épidaure comme à Paris, entre le tragique d’aujourd’hui et celui qu’on ressentait comme tel il y a trente siècles. Le texte nous parle toujours et n’a rien perdu de sa force exemplaire mais le reste – ce reste qui constitue justement le théâtre, ce qui liait les communautés au sentiment qu’elles avaient de leurs dieux, de leur destin et de leur liberté – a subi une incurvation historique, une déviation aussi fondamentale que celle d’une planète attirée par un autre soleil.
Il y a, entre la tragédie antique et nous, la même dérive interstellaire qu’un message qui nous parviendrait, déformé, de l’étoile Alpha du Centaure. J’exagère peut-être mais je voudrais bien faire comprendre et sentir (pour avoir moi-même autrefois, à deux reprises, traduit et mis en scène une tragédie grecque) que nous sommes en présence d’un message qui humainement appartient toujours à notre culture, qui nous parle avec Antigone de pouvoir et de vérité, qui nous parle avec Prométhée enchaîné de pouvoir et de liberté, mais qui nous arrive transmis par des signes, une syntaxe, une mythologie, un rituel aussi énigmatiques, finalement, que celles ou ceux des écritures de l’île de Pâques.
Alors, entre le silence de deux morts et le cri exigeant de héros qui nous parlent d’une vérité, d’une liberté reconnaissables, il y a toutes les solutions possibles pour meubler ce grand espace tragique de silhouettes encore fraternelles. Prométhée par exemple demeure toujours ce Titan frère des hommes qui intercède en leur faveur contre l’ordre et le pouvoir des puissances fraternelles supérieures. Et sa relégation dans le lointain Caucase ressemble fort à celle d’un dissident moderne au Goulag ! Méfions-nous pourtant de ces rapprochements faciles, ils amoindrissent la tragédie en l’apparentant à l’Histoire.
De même, dans Les Phéniciennes, Euripide rassemble en un drame unique tous les personnages de la légende d’Œdipe. Étrange constellation que cet amas globulaire de maudits ! Ainsi groupés, agglomérés, liés par le sang interdit de leur vie, sont-ils plus près, plus loin de nous ? Le tragique peut-il se condenser sans perdre sa nécessité ? La fascination demeure en nous de cette époque, de ce théâtre inimitables. Et pourtant, la tragédie antique s’est voulue aussi réflexion, recueillement, lucidité, conscience. Un éveil. Un réveil. Vers les autres tragédies du monde. Et les malédictions qui commencent dans notre vie, juste au-delà de la scène et des masques. »
(p. 107-110, Le Figaro, 1981)

Faisons la paix avec Aristophane (p. 47-52, La Paix d’Aristophane, adaptation de Jean Vilar au TNP, Bref, janvier 1962 )
De l’Adriatique à la mer Noire (p. 191-193, “Rencontres européennes du livre de Sarajevo”, préface à De l’Adriatique à la mer Noire, écritures théâtrales Maison Antoine Vitez, 2000)
Extrait court
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