Collection « Voyage en poche »

  • Fugue au cœur des Vosges
  • Quatre hommes au sommet
  • À toute vapeur vers Samarcande
  • Trilogie des cimes
  • Chroniques de Roumanie
  • Au gré du Yukon
  • Carnets de Guyane
  • Route du thé (La)
  • Jours blancs dans le Hardanger
  • Au nom de Magellan
  • Faussaire du Caire (Le)
  • Ivre de steppes
  • Condor et la Momie (Le)
  • Retour à Kyôto
  • Dolomites
  • Consentement d’Alexandre (Le)
  • Une yourte sinon rien
  • La Loire en roue libre
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Au vent des Kerguelen
  • Centaure de l’Arctique (Le)
  • La nuit commence au cap Horn
  • Bons baisers du Baïkal
  • Nanda Devi
  • Confidences cubaines
  • Pyrénées
  • Seule sur le Transsibérien
  • Dans les bras de la Volga
  • Tempête sur l’Aconcagua
  • Évadé de la mer Blanche (L’)
  • Dans la roue du petit prince
  • Girandulata
  • Aborigènes
  • Amours
  • Grande Traversée des Alpes (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Vers Compostelle
  • Pour tout l’or de la forêt
  • Intime Arabie
  • Voleur de mémoire (Le)
  • Une histoire belge
  • Plus Petit des grands voyages (Le)
  • Souvenez-vous du Gelé
  • Nos amours parisiennes
  • Exploration spirituelle de l’Inde (L’)
  • Ernest Hemingway
  • Nomade du Grand Nord
  • Kaliméra
  • Nostalgie du Mékong
  • Invitation à la sieste (L’)
  • Corse
  • Robert Louis Stevenson
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Sagesse de l’herbe
  • Pianiste d’Éthiopie (Le)
  • Exploration de la Sibérie (L’)
  • Une Parisienne dans l’Himalaya
  • Voyage en Mongolie et au Tibet
  • Madère
  • Ambiance Kinshasa
  • Passage du Mékong au Tonkin
  • Sept sultans et un rajah
  • Ermitages d’un jour
  • Unghalak
  • Pèlerin d’Occident
  • Chaos khmer
  • Un parfum de mousson
  • Qat, honneur et volupté
  • Exploration de l’Australie (L’)
  • Pèlerin d’Orient
  • Cette petite île s’appelle Mozambique
  • Des déserts aux prisons d’Orient
  • Dans l’ombre de Gengis Khan
  • Opéra alpin (L’)
  • Révélation dans la taïga
  • Voyage à la mer polaire
Couverture
Samedi 5 juin 1982, premier jour sur le fleuve :

« Le grand jour. Le jour J. Chaud et superbement ensoleillé. Charley s’en était retourné : “Good luck, folks ! I hope you’ll do it !” Et le pick-up avait disparu, du côté du parc Rotary, dans un nuage de poussière, un crissement de gravier. Il nous laissait seuls avec lui. Lui ? Le Yukon. Sombre, immense, vivant, un rien menaçant. “The Great Waterway”, comme l’avaient baptisé autrefois les Indiens, roulait sa grisaille après n’avoir été, si longtemps, qu’une arabesque bleutée sur la carte. Une simple ligne si souvent parcourue du doigt que, de mémoire, nous aurions pu en refaire le dessin : droite en direction du nord-ouest, elle passait par les petits cercles noirs de Dawson, d’Eagle, de Circle. La ligne mince s’évasait ensuite en un entrelacs d’îles, de bras, de lacs et de marécages : les Yukon Flats. Fort Yukon, au confluent du Yukon et de la Porcupine, un peu au-dessus du cercle polaire arctique, marquait le point septentrional de la course du fleuve. Il s’incurvait alors vers le sud-ouest, glanant au passage d’autres arabesques bleutées : la Tanana et la Koyukuk. Là, il était proche de la mer de Béring. On s’attendait à ce qu’il coure s’y jeter. Mais il plongeait plein sud. Il ignorait la mer et poursuivait sa longue escapade jusqu’à un ultime sursaut en direction du nord-ouest. Il ne résistait plus et finissait par rencontrer la mer de Béring et donc l’océan Pacifique. Quelle ironie ! Le Yukon prenait naissance à moins de 30 kilomètres de Lynn Canal, un long et étroit ruban d’océan Pacifique au pied de la piste Chilkoot, toutefois il coulait capricieusement sur plus de 3 000 kilomètres avant de se jeter au nord de ce même océan !
Épars sur la grève, des sacs, des cartons, des boîtes, tout un fourniment, un amas chaotique de bagages, déchargé à la hâte du pick-up de Charley, attendait qu’on l’ordonnât dans le canoë mis à l’eau. Superbe, ce canoë ! Un magnifique Coleman flambant neuf à la large coque rouge brique, à la carlingue, aux plats-bords et aux garnitures en aluminium. Idéal pour la longue randonnée que nous nous proposions d’entreprendre : une capacité de chargement importante, un poids de 36 kilos et une longueur de 5,20 mètres – plus un canoë est long, mieux il réagit à l’action de la pagaie et continue sur son erre. Un excellent canoë de randonnée. C’était notre sentiment, partagé par P. Rosager, qui était le représentant de Coleman International à Paris. Notre ambitieux projet l’avait vivement intéressé : “C’est d’accord, je vais faire mon possible pour équiper votre expédition”, avait-il dit dans un français irréprochable avec un fort accent d’outre-Atlantique. Il avait tant et si bien fait que nous étions arrivés à Whitehorse, après un long détour par Londres, Anchorage et Fairbanks, avec, en poche, l’adresse de Charley, le patron de Northern Outdoors, et une lettre de recommandation pour lui qui stipulait : “Veuillez mettre à la disposition de monsieur et madame Allano un canoë 5907B719, trois pagaies, etc.” En un tournemain, tout trouva place à bord selon un agencement qui ne devait que peu se modifier au cours du voyage.
Je suppose que nous aurions dû nous sentir révérencieux, à l’instant du départ, à l’égard du fleuve qui allait être notre compagnon quotidien. Allié ou adversaire ? Au lieu de cela, l’excitation était à son comble. Au vrai, un mélange subtil de joie et d’angoisse qui nous faisait oublier toute forme de bienséance. La joie, c’était celle de quitter les pressions d’un monde d’asphalte et de béton. De l’échanger contre un décor de bois et d’eau. De vivre une aventure. L’angoisse, parce que cette dernière allait comporter quelques risques. Et parce que nous ne savions pas trop ce qui nous attendait. Malgré nos nombreuses lectures et malgré le discours du sergent-chef de Whitehorse – peut-être un brigadier-chef : je ne m’y connais guère en galons de la Royal Canadian Mounted Police : “Bon, fit-il après avoir posé toutes sortes de questions sur notre équipement, vous avez l’air de connaître votre affaire. Mais mon devoir, c’est de vous prévenir des risques que vous courrez en brousse.”
J’esquissai un vague sourire en l’entendant utiliser ce terme (bush) qui évoquait plus des latitudes africaines que les contrées sauvages et difficilement accessibles, oubliées du système routier, que nous allions traverser.
L’homme poursuivit sa harangue : “Vous savez, c’est pas une promenade de santé. Chaque année, y a des morts sur les rivières. Même un Français, l’année dernière. Je n’sais plus son nom. Bon. Vous, vous voulez descendre le Yukon. Bien. Vous savez qu’il y a des rapides ? Et que c’est dangereux ?” Il fit une pause. Son regard nous fixa longuement l’un et l’autre. Il enchaîna :
“Ça n’a pas l’air de vous impressionner, hein ? Bon. Mais y a aussi les ours. Vous avez une arme ?
— Non. Est-ce vraiment indispensable ?
— Ben, moi, je ne m’aventurerais pas en brousse sans un fusil. Enfin, je ne peux pas vous empêcher de partir. Alors, bonne chance ! Et rappelez-vous : prenez les rapides bien à droite. C’est le passage le plus sûr.”
Manquerait plus que ça, qu’il nous ait empêchés de partir, le sergent ! Au point où nous en étions ! Avec tout ce temps passé dans les livres, sur les cartes. Une année entière à peaufiner l’aventure. Ça n’était certes pas pour dire, à quelques heures de réaliser notre rêve : “Oui, sergent – ou caporal, ou lieutenant, ou je ne sais quoi –, vous avez raison. Mieux vaudrait ne pas partir.”
Mentionner son départ auprès des autorités de Whitehorse n’était, par ailleurs, nullement une obligation. On le fait ou on ne le fait pas. Nous avions choisi de le faire par souci de sécurité : les postes de la RCMP de Carmacks et de Dawson seraient prévenus. Nous aurions à y signaler notre passage. Si ce n’était pas fait dans un temps raisonnable, des recherches seraient entreprises. Le système pouvait paraître contraignant car il fallait fournir nos dates d’arrivée dans ces deux villes, mais il avait le mérite d’être sécurisant. Tout au moins sur le territoire canadien. La frontière de l’Alaska franchie, ces dispositions deviendraient caduques. Cela signifiait que nous ne devrions compter que sur nous-mêmes sur près des deux tiers du cours du Yukon, jusqu’à la mer.
“Prête ?
— Euh… oui.
— One foot…
Ensemble, nous avons posé un pied, botté de caoutchouc, au fond du canoë.
“Two feet !” ajoutai-je.
L’autre pied a repoussé le fond vaseux. Le canoë s’est arraché doucement à son immobilité.
“One foot… Two feet !” J’avais lancé ces quatre mots en manière de plaisanterie. Comme une formule destinée à exorciser l’angoisse. À sacraliser le moment du départ. Ils deviendront vite rituels, une courte oraison inévitablement liée à la cérémonie, mille fois recommencée, du départ.
De concert, nous avons attaqué l’eau. Joëlle à droite, moi, à gauche. Avec cette commune impression d’une cassure, Whitehorse, la cité moderne, glissait derrière nous. Elle emportait ses bruits, son bitume, sa laideur et ses gens. Nous sommes dans la bonne direction, pensais-je. Sur le bon chemin. Il allait, fluide et fuyant, enserré entre des berges que frangeait une sombre ligne de peupliers et d’épinettes. Posé en équilibre sur elles, un toit de ciel bleu. Rien que du bleu. L’horizon était tout proche. Le monde se résumait soudainement à ces deux berges, ce ciel, et devant nous, la courbe qu’on allait aborder ; derrière, celle dont on venait de sortir. »
(p. 14-20)

Lundi 5 juillet, trente et unième jour (p. 183-188)
Samedi 21 août, soixante-dix-huitième jour (p. 393-397)
Extrait court
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