Collection « Sillages »

  • Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
William Hoper :

« Pendant ce temps, à quelques mètres du banc, dans un recoin poussiéreux de la station, un clochard dépenaillé dormait recroquevillé. Son visage, collé à la céramique glaciale, dévoilait un œil enflé d’une protubérance affreuse : blessure insoutenable où il ne restait plus que le filament du nerf optique pour empêcher le globe oculaire du pauvre homme de rouler jusqu’à mes pieds. J’eus de la peine à supporter cette vision. Pourtant, je ne parvenais pas à en détourner mon regard fasciné. J’éprouvais ce que l’on pourrait appeler une attirance malsaine pour la chair meurtrie. Et comme si je l’avais gêné en l’observant trop intensément, le vieil homme ouvrit tout à coup son œil rescapé.
Confus, je baissai le regard, me levai du banc et m’empressai d’entrer dans un restaurant. Là, je commandai une omelette, du bacon grillé. Je bus quelques gorgées d’un café clairet… Et au moment où je pensai m’être libéré de la confusion, le clochard abîmé réapparut devant ma table. Il tira le dossier d’une chaise, s’installa face à moi et me regarda fixement. Je crus que son œil malade allait dégringoler dans mon assiette. Il ne parlait pas et laissait monter entre nous la tension. Pour dissiper l’attente, j’eus alors l’idée d’appeler la serveuse pour offrir à l’inconnu un grand verre de café. Celui-ci fit un signe de la main pour me remercier et tira de la poche de son jean un long foulard orangé, qu’il enroula autour de son crâne :
“J’ai perdu un œil dans une bataille ! dit-il d’une voix ferme et triste à la fois.
— Une bataille contre qui ? lui demandai-je, intrigué.
— Contre le ciel !” me répondit le vieux en se prenant la tête à deux mains comme s’il eût voulu se libérer des maux qui le malmenaient.
Il ajouta : “Un clochard se bat aussi contre le ciel !”
Un combat contre les cieux ! De quoi parlait-il ?
“Le ciel vous aurait blessé au visage ! repris-je.
— Oui, la foudre ! dit-il, j’ai été touché par la main de Dieu !”
Abasourdi par ces propos, j’eus du mal à poursuivre la discussion :
“Et pourquoi Dieu vous aurait-il foudroyé ? demandai-je enfin, hésitant.
— Parce que je venais de le défier !”
“Je venais de le défier !” Le vieillard amoché devait délirer, ne plus contrôler son esprit souffreteux. Un autre vieux avait dû l’assommer durant la nuit et le détrousser de ses souliers, puisqu’il marchait nu-pieds, ou peut-être qu’une bande de jeunes ivres l’avait malmené pour se distraire. Et puis : “On ne peut pas défier Dieu ou le Diable, car Ils n’existent pas !” aurait rétorqué mon ami Jim au clochard.
Je l’observais… Il sirotait son café.
Derrière la face cassée de son visage, je découvris bientôt un sourire de grand-père, une expression attendrissante qui me bouleversa et atténua mes angoisses. Car, comment se plaindre devant la peine d’un homme véritablement perdu ? J’eus presque honte de m’être ainsi lamenté sur mon sort. “C’est face à la misère des autres que l’on découvre son bonheur !” me dis-je en lui proposant une seconde tasse de café.
“Quel est votre nom ?”
Il leva la tête et me dévisagea de son œil valide : “Tu ne me crois pas ! lança-t-il. Tu penses peut-être que je suis fou, que je n’ai pas été touché par la main de Dieu.” Je le regardais sans bouger. “Mon histoire est vraie ! J’étais sur le bord de la route et j’ai demandé à Dieu de se montrer : ce sale vaurien qui prétend tout connaître… Et c’est là qu’Il m’a touché le front. J’ai reçu Sa foudre, mais aussi Sa force. Et à présent, je suis un surhomme ! Il retroussa sa manche de chemise et gonfla son biceps. Alors, dit-il, tu ne me crois toujours pas ?”
Je répondis “oui” en hochant la tête et, pour l’entraîner vers un autre sujet, lui reposai ma question :
“Mais sinon, quel est votre nom ?
— Je m’appelle William, William Hoper…
— ‘Hoper’ comme l’‘espoir’ ? demandai-je.
— Oui ! Comme ce foutu espoir !” renchérit-il.
Il attrapa ensuite une cigarette qui dépassait de mon paquet posé sur la table et m’interrogea sur mes origines :
“Es-tu allemand ?
— Non, français.
— Et qu’est-ce qui t’amène au pays ?
— C’est compliqué ! répondis-je embarrassé. J’effectue un voyage sans but précis de destination et j’attends un ‘signe’ pour le poursuivre.
— Un ‘signe’ ! reprit-il.
— Oui, une indication, un conseil, un mot, une direction qui me montrera le chemin à emprunter après La Nouvelle-Orléans.”
L’étranger se gratta le haut du crâne avec l’index, l’air dubitatif, essuyant en même temps une goutte de sang qui perlait à son cou, et dit, le visage subitement éclairé par un rayon de soleil qui passait à travers une fenêtre du restaurant :
“Si tu ne sais pas où aller, je te conseille la ville de Memphis, dans le Tennessee. J’y suis né et en connais tous les ponts. D’ailleurs, sous chacun d’entre eux, j’ai des couvertures et des vivres qui m’attendent !
— Pourquoi ? Vous vivez sous les ponts ?
— Oui, depuis vingt ans…” »
(p. 32-35)

Red River Woman (p. 64-65)
Inipi (p. 176-178)
Extrait court
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