Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Ardabil la prosélyte – Où l’on met les petits plats dans les grands :

« Tandis que chacune range ses affaires, Sumayeh, avec qui j’ai à peine échangé quelques mots, s’approche de moi. Elle porte un tchador opaque doublé d’un voile noir, où le visage révèle une rigueur inquiétante. C’est sans doute la plus pieuse de toutes les filles présentes. D’apparence froide, peu avenante, elle commence : “Les hôtels sont des lieux où s’arrêtent les trafiquants en tout genre, une jeune fille ne peut pas y séjourner.” C’est en fait une façon détournée de m’inviter à dormir plutôt chez elle, où je serai en sécurité et où elle prendra soin de moi. Sa mère est là, dont elle obtient le consentement immédiat. “Alors, c’est d’accord ?” Une fois certaine d’avoir bien compris, j’acquiesce. Toutes me regardent avec des yeux ronds, sidérées par la rapidité de ma réponse.
Il est vrai que, le matin même, j’ai découvert cette règle du târof, florilège des bonnes manières persanes : toujours refuser par trois fois une invitation. Alors que je tentais d’acheter des sucreries, le vendeur a refusé trois fois mon argent. À la quatrième, le vocabulaire m’ayant manqué pour le convaincre, j’ai fini par m’en aller sans régler mon dû. Fatima laisse échapper une moue de dépit ; malgré mon manque criant d’éducation – j’aurais dû refuser trois fois avant d’accepter –, elle regrette de ne pas avoir pensé la première à m’inviter. Une étrangère à la maison, cela aurait constitué une véritable fierté, l’occasion de raconter d’innombrables anecdotes que les autres ne vivront jamais. Par dépit, Fatima m’invite tout de même à les revoir toutes, le lendemain, à l’université d’Ardabil.
Ce n’est qu’en arrivant dans son appartement que je découvre l’autre visage de Sumayeh. À peine la porte refermée, elle disparaît dans sa chambre et réapparaît en pantalon de survêtement et débardeur, les cheveux lâchés, le sourire aux lèvres. Cette transformation radicale fait ressortir la douceur de ses traits, son regard bienveillant et l’éclat d’intelligence qui y brille. Son père rentre quelques minutes après nous. Je m’approche pour le saluer, dévoilée. J’hésite. L’idée de l’embrasser est bien trop incongrue, et je ne sais pas même dire “bonjour” en persan. J’opte finalement pour une poignée de main, et lui tends la mienne en souriant. À son regard interloqué et au mouvement d’effroi de Sumayeh et de sa mère, je comprends que je n’ai pas choisi la bonne option… Le simple contact, même celui d’une poignée de main, entre un homme et une femme qui ne se connaissent pas est à proscrire. Devant mon air désolé, ils éclatent cependant de rire et me ramènent au salon pour y boire un thé. Sumayeh en profite pour m’expliquer son choix du hijab, une façon de penser et donc de s’habiller en conséquence : “Les hommes sont guidés par des pulsions animales qui les empêchent de se contrôler à la vue d’une femme. C’est pour cela qu’il faut à tout prix éviter de les tenter !” affirme-t-elle avec conviction. “À la maison en revanche, les femmes sont protégées des hommes par le Coran, qui proscrit les relations sexuelles entre membres d’une même famille : on peut donc s’habiller comme on en a envie !”
Bien qu’il ne parle pas anglais, son père l’écoute attentivement ; il semble contrarié par ce qu’il devine. Il me montre les cicatrices de son bras et de sa clavicule, héritées de la révolution de 1979, lorsqu’il descendit dans la rue et se battit pour abattre le régime féodal du Chah. Lui rêvait de créer une démocratie religieuse moderne et libre. Le déroulement historique est connu : l’homme nouveau fut plus doctrinaire encore que le précédent et la démocratie resta un lointain idéal. Mon hôte comprend d’autant plus difficilement le choix de sa fille de se plier de plein gré au carcan islamique le plus strict.
Un coup de sonnette interrompt notre conversation. C’est Fatima, qui déboule en trombe accompagnée de ses parents et, écourtant les salutations, me tend un papier manuscrit où il serait écrit – en persan – que je reconnais être venue dans cette famille de mon plein gré et m’engage à ne pas poursuivre mes hôtes si je devais tomber malade, être empoisonnée ou mourir ! “Il faut signer là”, ajoute-t-elle en pointant le bas du paragraphe.
Si je crois peu à une volonté d’empoisonnement de la part de personnes qui se félicitent sans cesse de ma présence chez elles, je suis ennuyée de provoquer un tel besoin de sécurité et crains pour la suite de mon périple : serait-il interdit d’accueillir des étrangers ? C’est pourtant la seule fois où l’on me demandera une telle chose. Qui sait si Fatima n’a pas inventé cet hypothétique danger par jalousie, fâchée que j’aie accepté l’invitation de Sumayeh alors que c’est elle qui m’avait rencontrée la première ? À peine ai-je signé le document que mes hôtes la remercient délicatement pour mieux la congédier : ce soir, ils comptent fêter les 12 ans de la petite sœur de Sumayeh. Comme nous sommes en pleine Achoura, ni les anniversaires ni les mariages ne peuvent être célébrés en grande pompe ; durant cette période, il est en effet interdit de chanter ou d’écouter de la musique. Chaque année, le calendrier musulman se décalant de dix à douze jours par rapport au calendrier grégorien, on évite de priver toujours les mêmes d’un véritable anniversaire ! L’an prochain, ils feront une grande fête pour se rattraper.
Avant de se coucher, Sumayeh me récite plusieurs poèmes de Hâfez, dont le nom signifie “qui garde” ou “qui sait par cœur”, parce que ce poète mystique du XIVe siècle avait mémorisé la totalité du Coran et des hadith, ou paroles du Prophète. Hâfez chanta l’amour à la cour des souverains successifs de Chiraz. Ses poèmes, conservés dans le Divân, un recueil calligraphié, célèbrent la chair et le vin, la beauté secrète de l’aimé et l’ivresse de l’amour. Quoiqu’il en existe d’innombrables lectures possibles puisque le persan ne distingue pas le masculin du féminin et n’use point des majuscules, c’est tout de même un paradoxe de la société iranienne qui m’apparaît à travers Sumayeh. Celle-là même qui rejette toute tentation me lit ses passages préférés, transportée par les ghazal les plus sensuels et libertins de cet amoureux de l’amour. »
(p. 70-73)

Sous la yourte de Susamir – Où la vie paraît mi-figue mi-raisin (p. 288-290)
Épilogue – S’en revenir (p. 327-328)
Extrait court
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