Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Balade extrême en Khakassie :

« Avant de me proposer de les accompagner, le solide Micha se renseigne sur la vitesse à laquelle je roule habituellement. Il ne souhaite pas que je les ralentisse. Il ne connaît pas mon pedigree mais je crois qu’il ne veut pas écouter les médisances d’Olga à mon sujet. Les motards russes circulent trop vite et souvent trop longtemps. Je l’ai bien vu avec Olga, qui roule en moyenne 30 kilomètres/heure au-dessus de la vitesse qui lui permettrait d’éviter un éventuel obstacle. L’équipe est cependant sympathique, et j’aimerais me joindre à eux. Ma réponse rassure Micha, bien que la question n’ait pas beaucoup de sens : comment puis-je lui indiquer ma vitesse moyenne ? Cela dépend bien évidemment de l’état de la route, et je n’ai aucune information à ce sujet.
“J’ai fait mes premières courses de motocross il y a trente ans !” lui ai-je répondu.
Ce qu’ils sont capables de faire, je le ferai. Ainsi, sous le regard admiratif de leurs habitants, nous traversons les rues défoncées des premiers villages. Cela ne fait aucun doute, les Russes aiment les motards. Les six motos ont adopté un bon rythme et circulent dans un ordre que tout le monde respecte.
L’horizon noircit : le temps se gâte. Nous nous arrêtons donc sur le bas-côté pour enfiler nos vêtements de pluie. De larges rouleaux de scotch viennent parfaire l’imperméabilité de nos vêtements. La majorité des membres du groupe porte des habits de chasse en matière synthétique, peu adaptés à la pluie. Pour bloquer les infiltrations au niveau des jointures, les motards couvrent chevilles et poignets avec du film transparent de cuisine. Au vu de ces précautions, je pense que ça va barder et m’attends à un vrai spectacle. Je branche donc ma petite caméra étanche et prépare un appareil photo, que je garde à portée de main, à l’abri dans une sacoche. C’est reparti. Le groupe semble lancé comme un boulet. Debout sur les cale-pieds, Micha impose aux voitures qui arrivent en face de se serrer sur le bas-côté. À l’instar d’une escorte de police, il fait des gestes avec son bras gauche leur demandant de nous laisser passer. La meute est lâchée sur la route.
Au milieu de la voie commence une course rapide sous une pluie diluvienne entre les voitures roulant dans les deux sens. Nous avançons à un rythme démentiel dans une ambiance visuelle psychédélique. À travers mes lunettes, la lumière des phares semble danser entre les gouttes. En temps normal, je ne me serais jamais risqué à circuler de cette manière. La course est folle ! Ça passe et ça passe encore ! Placé au centre de la colonne, je ne peux ralentir le groupe. Je laisse une distance suffisante avec Sergueï, le petit ami d’Olga, qui me précède. Nous roulons dans le sillage de Micha depuis près de deux heures. Tel un hors-bord, il fend les eaux : il est notre Moïse ! Le groupe, discipliné, reste en ordre. Nous roulons entre les deux voies sur un sol glissant guère rassurant. Les voitures soulèvent un voile qui envahit nos lunettes, opacifie notre pare-brise et ne nous laisse entrevoir qu’une infime partie du décor, masquant tous les dangers. Nous sommes lancés dans une dimension virtuelle, ivres d’un sentiment d’invincibilité qui peut cependant disparaître aussi subitement que notre vie. Nos mains et nos pieds s’éloignent des commandes de frein. Il n’est plus question d’y toucher sous peine de finir au tapis. Éviter un obstacle est impossible dans ces conditions. Certains dépassements sont effrayants. Les voitures que l’on croise semblent proches, trop proches. Doubler les camions est de loin l’exercice le plus difficile. Nous sommes lancés à 90 kilomètres/heure sur un tapis gorgé d’eau qui ressemble à un miroir. Il faut nous méfier de son apparence lisse et brillante, qui peut cacher un nid-de-poule fatal. Des nuages d’eau que le regard ne peut transpercer tourbillonnent dans les airs – or la vue, c’est la vie !
Entraîné dans cette cadence infernale, je garde les mains cramponnées au guidon. La moto doit rester verticale, dans l’axe. À cette vitesse, j’ai vraiment la sensation de jouer au poker avec le diable. Le rythme est trop rapide. Parfois, je m’interroge sur ce qui nous fait vibrer en roulant ainsi des heures dans un équilibre précaire, où l’homme et sa machine ne font qu’un. Un simple geste – une pression sur le guidon – peut vous ôter la vie aussi rapidement qu’une balle. Beaucoup ont conscience de jouer avec le feu. Combien parmi nous meurent chaque année sur la route ? Nos rencontres avec d’autres motards lors de meetings le montrent bien. Le plaisir de partager sa vie après l’avoir risquée, après avoir avalé des kilomètres en éprouvant d’intenses sensations, est immense. Avant de devenir un concept marketing, Live to ride & ride to live incarne l’idée selon laquelle la vie, au sens plein du terme, est plus puissante que la mort. Les têtes de mort patchées sur nos blousons sont là pour chasser les mauvais esprits, pas pour terroriser les vivants. C’est peut-être à cause des innombrables dangers présents sur les routes de leur pays que les bikers russes jouissent d’une telle estime au sein de la communauté des motards. Leur courage est admiré : ici, on peut perdre la vie plus facilement qu’ailleurs.
La route brille tel un miroir : un bon centimètre d’eau recouvre le bitume. Quelqu’un va finir au tas ! Je le sens ! À cet instant, je vois le petit ami d’Olga partir en aquaplaning. Une glissade comme j’en ai rarement vu ! Ses deux roues dérapent simultanément vers le bord droit de la chaussée, puis reprennent de l’adhérence en le renvoyant vers le milieu de la voie sans qu’il puisse contrôler quoi que ce soit. La moto se remet à glisser sur sa droite, roue avant et arrière en même temps, avant de se replacer dans l’axe. Comment n’est-il pas tombé ? Ma caméra a filmé cette scène ahurissante. J’essaie de rester détendu car, maintenant, c’est à mon tour ! Je me redresse sur la moto. Je n’ai aucun moyen de la ralentir tellement le sol est gorgé d’eau. Je ne dois toucher aucune commande de frein au risque d’être éjecté. Je roule à 90 kilomètres/heure. Si je sors de la route à cette vitesse, je vais m’envoler et atterrir très loin en contrebas dans l’herbe mouillée, mais je m’inquiète surtout pour la moto, car en ce qui me concerne l’herbe glissante m’évitera les brûlures.
Tout comme Sergueï, je glisse des deux roues à droite, puis à gauche, à droite à nouveau, à gauche et enfin à droite. La caméra filme le rodéo et enregistre mes cris. Ceux qui me suivent sont persuadés que je vais m’étaler. Mes mains se cramponnent au guidon. Je mets simplement ma roue avant dans l’axe de la route. J’attends que la danse se termine. Ça passe ! J’ai rarement vécu une sensation aussi désagréable sur du bitume mouillé. J’aime bien la glisse sur terre en quad, mais là, on frôle la démesure ! Cette glissade ne m’a pas laissé une seule seconde pour prier.
Une fois de plus quelqu’un, là-haut, me protège. Le rodéo sauvage continue. La horde s’arrête pour se réapprovisionner en carburant. J’interpelle Micha et lui commente nos aquaplanings. Il n’est pas fier lui non plus. Il nous avoue avoir glissé avant nous, sans avoir pu nous prévenir. Tout le monde commente ce passage délicat. Seule Olga, le regard impassible, ne fait aucun commentaire. La pluie finit par se calmer, mais elle est remplacée par le vent. Micha tient fermement ses notes pour éviter qu’elles ne s’envolent. Il cherche le chemin qui doit nous conduire au lac. D’après ce que j’ai compris, il prévoit une petite heure de pilotage sur piste. Il fait ralentir le groupe avant de l’engager sur un modeste chemin. Au bout d’une vingtaine de kilomètres, une immense flaque de boue barre la route. C’est une première alerte. Je passe en premier en faisant comprendre qu’il est risqué de continuer si le chemin se dégrade. Je franchis avec succès cet obstacle. Je les ai prévenus, le Road King n’est pas fait pour ça. Les bosses et la boue se négocient mal. Quelques kilomètres plus loin, je chute à basse vitesse. Le groupe vient m’aider à relever l’enclume et prend soudain conscience de la difficulté de piloter un tel engin sur un terrain meuble. Plus que jamais, désormais, ils me respectent.
Au cours des heures suivantes, mes appuis et mon corps cherchent à conserver l’équilibre fragile. Le quad m’a appris à ne jamais forcer sur mes articulations pour retenir la bête qui s’effondre. La moto peut désarticuler un genou en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Il est préférable de finir à plat ventre, le visage dans la boue, plutôt que de tenter de retenir quoi que ce soit.
“Tu nous suis par ici avec ça ? Tu es givré, mec !” me dit Micha.
La pluie nous a suivis. Elle s’abat à nouveau sur nous, abondamment. Je conseille à Micha de nous rediriger sur une route plus carrossable dès que ce sera possible. Nous risquons tous de rester bloqués. La terre dure des premiers kilomètres s’est transformée progressivement en gadoue infranchissable. Les flaques ont envahi le chemin. Il nous faut en sortir : nous coupons à travers l’herbe détrempée où nos roues adhèrent encore un peu. Rouler avec des pneus sans crampons, c’est de la folie. Pendant les heures de galère qui suivent, chacun aide l’autre à désembourber sa moto et à lui faire franchir les nombreux obstacles.
Le combat, enfin terminé, nous retrouvons le bitume : une longue ligne droite et un revêtement de qualité moyenne. Le vent a forci et tente de nous envoyer dans le décor. Cette sensation est inattendue. La moto est inclinée comme lors d’un virage, mais pourtant, elle file droit ! C’est la première fois que je m’appuie aussi longtemps contre le vent. Je dois rester très prudent car, si son souffle s’arrête brutalement, je vais me retrouver par terre.
Le groupe louvoie pendant une bonne heure. Le plan pour le soir a évolué : nous avons dû changer de direction à cause de l’impraticabilité du chemin. Il nous va donc falloir trouver un autre endroit pour passer la nuit. Nous traversons un humble village de maisons en bois lorsque soudain un chien lancé comme une torpille tente de mordre le mollet de Micha. Olga percute l’animal à 80 kilomètres/heure. L’impact est violent. L’animal voltige dans les airs en tournant sur lui-même : une vraie figure acrobatique ! Olga, solidement accrochée à son guidon, est à peine secouée. Sa mine impassible montre toute son indifférence. Elle ne fait aucun commentaire, ne témoigne aucune émotion. Le train arrière défoncé, le chien gît sur le bord de la route en couinant. Le groupe continue à son rythme sans même ralentir. Les paysages sont immenses, l’horizon lointain. Nous roulons en file indienne et nous enfonçons dans une région à nouveau très sauvage. Plus une seule ligne électrique n’est visible. L’homme semble avoir oublié ces terres. Nous croisons quelques maisons de bois regroupées en hameaux, comme pour se rassurer au sein de l’immensité. Il faut songer à nous arrêter. La journée a été longue et pleine d’émotions. Micha nous guide vers un village. »
(p. 128-132)

Fokino, at the edge of the world (p. 204-207)
Le Japon : mangas, pêche et traditions (p. 240-244)
Extrait court
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