Collection « Petite philosophie du voyage »

  • Défis de la course (Les)
  • Écho des bistrots (L’)
  • Quête du naturaliste (La)
  • Instinct de la glisse (L’)
  • Vertiges de la forêt (Les)
  • Voyage en famille (Le)
  • Tao du vélo (Le)
  • Parfum des îles (Le)
  • Appel de la route (L’)
  • Bonheurs de l’aquarelle (Les)
  • Euphorie des cimes (L’)
  • Malices du fil (Les)
  • Ivresse de la marche (L’)
  • Force du silence (La)
  • Secret des pierres (Le)
  • Frénésie du windsurf (La)
  • Prouesses de l’apnée (Les)
  • Vie en cabane (La)
  • Fureur de survivre (La)
  • Art de la trace (L’)
  • Voyage dans l’espace (Le)
  • Ronde des phares (La)
  • Frisson de la moto (Le)
  • Légèreté du parapente (La)
  • Poésie du rail (La)
  • Hymne aux oiseaux (L’)
  • L’Engagement humanitaire
  • Grâce de l’escalade (La)
  • Temps du voyage (Le)
  • Vertu des steppes (La)
  • Facéties du stop (Les)
  • Cantique de l’ours (Le)
  • Esprit du geste (L’)
  • Écriture de l’ailleurs (L’)
  • Rythme de l’âne (Le)
  • Chant des voiles (Le)
  • Liberté du centaure (La)
  • Tour du monde (Le)
  • Fièvre des volcans (La)
  • Extase du plongeur (L’)
  • Tentation du jardin (La)
  • Vie à la campagne (La)
  • Murmure des dunes (Le)
  • Goût de la politesse (Le)
  • Caresse de l’onde (La)
  • Magie des grimoires (La)
  • Audaces du tango (Les)
  • Simplicité du kayak (La)
  • Voyage immobile (Le)
  • Attrait des gouffres (L’)
  • Soif d’images (La)
  • Mémoire de la Terre (La)
  • Enchantement de la rivière (L’)
  • Prodige de l’amitié (Le)
  • Promesse de l’envol (La)
  • Mystères du vin (Les)
  • Religion du jazz (La)
  • Charme des musées (Le)
  • Triomphe du saltimbanque (Le)
  • Sortilèges de l’opéra (Les)
  • Âme de la chanson (L’)
  • Sérénité de l’éveil (La)
  • Arcanes du métro (Les)
Couverture
Otage de la tempête :

« Le roulis discontinu du voilier me tira d’un sommeil qui n’était guère profond, comme lorsque la mer gronde. Saturnin, mon fidèle cotre de 11 mètres, avait suivi l’évolution du vent, et nous recevions les vagues sur le flanc. Au lieu de reculer au sud-ouest, la brise avait viré au nord-ouest en fraîchissant. Une fois le pilote réglé pour reprendre le bon cap, je regardai le barographe à la recherche d’indices au sujet de l’évolution du temps. La peur me submergea : une peur profonde, viscérale. Mon corps refusait la réalité ; l’instrument confirmait les signes extérieurs : une nouvelle tempête approchait, ne laissant aucun répit depuis le coup de tabac de la veille.
J’étais aux confins des océans depuis quatre mois, à mi-parcours d’un tour du monde solitaire, sans escale. Départ des Malouines, arrivée en France, après sept à huit mois de voyage, si la mer le permettait. Depuis que j’avais doublé la Tasmanie, dix-sept jours auparavant, les coups de vent se succédaient sans relâche. Il n’y a rien de plus méchant ni de plus vicieux que ces dépressions secondaires, que ces fronts qui s’enchaînent et forment des lames croisées se dressant à la verticale. Il faut alors se jeter corps et âme dans la tempête. Bien que toutes les précautions eussent déjà été prises en cas de chavirage, je rangeai précautionneusement tout ce qui traînait, jusqu’au plus infime objet. Se libérer des obligations matérielles : c’est la condition nécessaire à sa propre connivence avec le voilier, à sa propre réceptivité aux humeurs de l’océan, afin de se sortir d’un mauvais pas.
Ce qu’il advint au cours des douze heures qui suivirent dépasse l’entendement. Les violentes rafales déchiraient une mer verte, très pâle, comme en ébullition ; un océan parfois aussi blanc qu’un champ de neige vierge tant l’écume laissée par le passage des lames étincelait sous le soleil. Car loin d’être un assaut de grisaille, cette colère de l’océan était une explosion de lumières. Inlassablement, je guidais Saturnin qui fuyait la puissance de la tempête, tentant en permanence de trouver le passage le moins dangereux parmi le déferlement, négociant des houles qui tantôt se levaient en un rouleau ininterrompu aux courbes pures, tantôt formaient un magnifique chaos.
Le plus étonnant, c’est l’espèce d’euphorie qui m’animait alors. La puissance de la tempête était telle qu’à chaque instant le voilier pouvait être bousculé par un rouleau, chaviré, démâté, et laissé tel un ponton dévasté qui dériverait lentement à travers l’océan Pacifique. À moins qu’il ne se redressât point et rejoignît les abysses. Malgré ces conditions extrêmes, toute angoisse avait disparu. Ayant fait tout ce qui était en mon pouvoir pour éviter le pire, je m’en remis au jugement de l’océan, qui déciderait ou non de me gracier. Il n’y avait de place ni pour les regrets, ni pour les reproches. Et lorsqu’un rouleau particulièrement monstrueux fit plonger l’étrave, puis nous coucha sur le flanc, c’est sans rancune, sans amertume, dans l’acceptation la plus entière de mon sort que je me dis : “C’est parti pour la culbute.” Mais Saturnin se releva, lentement, fièrement, pour reprendre la lutte inégale et enivrante.
Lorsqu’on aligne les longueurs de piscine en perdant toute notion du temps, ou qu’on accumule les tours de stade sans se soucier du décompte, il arrive un moment où l’on atteint son second souffle. La mécanique corporelle, la belle machine humaine, est alors en équilibre parfait. Pendant cette tourmente, j’atteignis ce second souffle, une symbiose avec mon voilier, une communion avec la mer : plutôt qu’ennemie, la tempête était partenaire de jeu, occasion de défi, possibilité de dépassement de soi. Le mauvais temps fait peur de prime abord, mais le jour où on l’affronte, l’appréhension due à l’expectative disparaît. À la frontière du voyage et de la mort, se sentir détaché de son avenir est une impression étrange. Celle d’accepter de faire partie d’un tout océanique, d’un milieu et d’un paysage, et d’en subir les conséquences, fusionnant avec les éléments comme les oiseaux qui replient leurs ailes pour étaler la tempête, luttant pour survivre au mauvais temps.
La paix intérieure que je ressentis à cette occasion a fait de cette journée l’une des plus intenses de ma vie. Ce bonheur d’être en mer, que l’on éprouve dès qu’on entend le clapotis de l’eau, je l’ai trouvé dans le grondement de la tourmente. Dès lors, si je crains toujours la fureur d’Éole, du moins je sais que quelque chose de grand peut naître de son courroux. Car la navigation aide à vivre, à être soi-même. La connivence qui naît sur les flots entre un voilier et son capitaine, entre les hommes et la mer, entre les membres d’un équipage, c’est cela qui est éternel. »
(p. 11-15)

La mer, la nuit (p. 33-36)
Une ligne de vie (p. 53-56)
Extrait court
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