À regarder dans le rétroviseur? (Chuluut ~ province de l’Arkhangai) :
« Les images de la capitale leur plaisaient. Arban craignait leur pouvoir d’attraction? Au campement, ses enfants effectuaient tout à contrecœur : garde et traite des yacks, corvées d’eau et de combustible. Pire que tout, l’observation de la nature les ennuyait mortellement. Arban les y avaient pourtant initiés avec amour ; il avait reconnu avec eux les herbes chéries par le bétail et les plantes à tisane ; il les avait guidés vers les sources et les affleurements de salpêtre, les zones de chasse et les sites sacrés. Il leur avait chanté sa joie de vivre auprès des siens sur la terre de ses pères. Il pensait leur avoir transmis l’essentiel mais avait, semblait-il, raté le principal. Ses enfants étaient prisonniers de la dictature des médias et de ce qu’il s’amusait à appeler le tsar system ; ils n’en avaient que pour les séries coréennes et la téléréalité, ils voulaient danser le samedi, participer à l’émission “Mongolia’s Got Talent”, et les frasques d’une starlette de la capitale les ravissaient davantage que la naissance d’un veau ou le retour du printemps?
— La vie dans la steppe, ça tient de l’Antiquité, papa.
— Quittons les chemins d’autrefois ! Faut évoluer, renchérissaient les aînés. Le président Enhbayar l’a dit dans son discours : la Mongolie doit changer.
La honte commença son travail de sape le jour où Arban apprit que ses filles n’osaient même plus se rendre à Tsetserleg alors qu’elles en mouraient d’envie.
— Mes amies se moquent de moi parce que je pue la sueur de canasson, geignait la petite en pleurant à chaudes larmes.
— On est des ploucs, et les garçons ne parlent pas aux ploucs, disait la grande. Et j’en peux plus de faire tout le temps la même chose : garder, traire et tondre les bêtes? garder, traire et tondre les bêtes?
Pauvre Arban, qui les écoutait, désemparé. “Que faire ?” s’interrogeait-il. Mais il connaissait la réponse : abandonner l’élevage, s’installer en ville. Les nomades appartenaient à l’ancien temps, disait-on partout. La sédentarité devenait l’idée dominante, les jeunes ne parlaient que de cela. Il semblait que tous les enfants finiraient par être réunis à Oulan-Bator ; on pourrait y faire une grande fête et le reste du pays n’aurait plus qu’à crever, se répétait Arban. Et sur son visage, où le vent et le gel avaient laissé leur trace, roulait maintenant une larme.
S’installer en ville, s’installer en ville? Pour un fils de la steppe, plus qu’un saut dans l’inconnu, ça représentait un horizon funèbre. Devenu sédentaire, il serait un enfant égaré. Et que ferait-il tout le jour ? Sans troupeau, comment gagner sa pitance ? Il faudrait acheter la viande et le lait que la nature donnait ici en abondance. Et puis, loin de la terre de ses ancêtres, quelle protection espérer des esprits qui le protégeaient jusque-là ?
Arban se faisait du mauvais sang – celui qui se tient seul face à la majorité finit toujours par douter. Plongé dans un abîme de réflexion, Arban cherchait des arguments pour donner à sa progéniture l’envie de rester là.
— Achète une moto ! conseilla un voisin.
Mais oui, la solution était peut-être là. Arban devait prendre ce que la ville a de bon sans perdre ce que la campagne a de meilleur, et la moto serait l’outil parfait : ses enfants n’auraient plus à monter à cheval ; en se rendant au bourg plus souvent, ils supporteraient mieux l’isolement autant que la routine de la vie pastorale. Les beaux jours n’étaient finalement pas si éloignés? Ainsi l’imaginait Arban. »
Voie lactée (Büren ~ province du Töv) (p. 27-29)
La soupière (Hovd ~ province du Hovd) (p. 89-91)
Extrait court
« Les images de la capitale leur plaisaient. Arban craignait leur pouvoir d’attraction? Au campement, ses enfants effectuaient tout à contrecœur : garde et traite des yacks, corvées d’eau et de combustible. Pire que tout, l’observation de la nature les ennuyait mortellement. Arban les y avaient pourtant initiés avec amour ; il avait reconnu avec eux les herbes chéries par le bétail et les plantes à tisane ; il les avait guidés vers les sources et les affleurements de salpêtre, les zones de chasse et les sites sacrés. Il leur avait chanté sa joie de vivre auprès des siens sur la terre de ses pères. Il pensait leur avoir transmis l’essentiel mais avait, semblait-il, raté le principal. Ses enfants étaient prisonniers de la dictature des médias et de ce qu’il s’amusait à appeler le tsar system ; ils n’en avaient que pour les séries coréennes et la téléréalité, ils voulaient danser le samedi, participer à l’émission “Mongolia’s Got Talent”, et les frasques d’une starlette de la capitale les ravissaient davantage que la naissance d’un veau ou le retour du printemps?
— La vie dans la steppe, ça tient de l’Antiquité, papa.
— Quittons les chemins d’autrefois ! Faut évoluer, renchérissaient les aînés. Le président Enhbayar l’a dit dans son discours : la Mongolie doit changer.
La honte commença son travail de sape le jour où Arban apprit que ses filles n’osaient même plus se rendre à Tsetserleg alors qu’elles en mouraient d’envie.
— Mes amies se moquent de moi parce que je pue la sueur de canasson, geignait la petite en pleurant à chaudes larmes.
— On est des ploucs, et les garçons ne parlent pas aux ploucs, disait la grande. Et j’en peux plus de faire tout le temps la même chose : garder, traire et tondre les bêtes? garder, traire et tondre les bêtes?
Pauvre Arban, qui les écoutait, désemparé. “Que faire ?” s’interrogeait-il. Mais il connaissait la réponse : abandonner l’élevage, s’installer en ville. Les nomades appartenaient à l’ancien temps, disait-on partout. La sédentarité devenait l’idée dominante, les jeunes ne parlaient que de cela. Il semblait que tous les enfants finiraient par être réunis à Oulan-Bator ; on pourrait y faire une grande fête et le reste du pays n’aurait plus qu’à crever, se répétait Arban. Et sur son visage, où le vent et le gel avaient laissé leur trace, roulait maintenant une larme.
S’installer en ville, s’installer en ville? Pour un fils de la steppe, plus qu’un saut dans l’inconnu, ça représentait un horizon funèbre. Devenu sédentaire, il serait un enfant égaré. Et que ferait-il tout le jour ? Sans troupeau, comment gagner sa pitance ? Il faudrait acheter la viande et le lait que la nature donnait ici en abondance. Et puis, loin de la terre de ses ancêtres, quelle protection espérer des esprits qui le protégeaient jusque-là ?
Arban se faisait du mauvais sang – celui qui se tient seul face à la majorité finit toujours par douter. Plongé dans un abîme de réflexion, Arban cherchait des arguments pour donner à sa progéniture l’envie de rester là.
— Achète une moto ! conseilla un voisin.
Mais oui, la solution était peut-être là. Arban devait prendre ce que la ville a de bon sans perdre ce que la campagne a de meilleur, et la moto serait l’outil parfait : ses enfants n’auraient plus à monter à cheval ; en se rendant au bourg plus souvent, ils supporteraient mieux l’isolement autant que la routine de la vie pastorale. Les beaux jours n’étaient finalement pas si éloignés? Ainsi l’imaginait Arban. »
(p. 182-184)
Voie lactée (Büren ~ province du Töv) (p. 27-29)
La soupière (Hovd ~ province du Hovd) (p. 89-91)
Extrait court