Quatrième époque :
« Les démons sortirent de la forêt. Ils n’étaient pas vêtus de rouge sombre comme Hashe, l’esprit de l’arbre sec. Ils portaient des vestes usagées, des bombachas maculées. Ils ne brandissaient pas le bâton de Short, l’esprit des pierres blanches, mais des carabines winchesters. Leurs pieds nus glissaient entre les buissons d’épineux?
Chancho Colorado imposa silence aux vingt peones de Southern Cross. Il se mit à ramper. Les chasseurs s’allongèrent sur le sol. C’étaient des métis de Tehuelches, des déserteurs de l’armée chilienne, des souteneurs de Valparaiso recherchés pour meurtre, d’anciens matelots ravagés par l’alcool, tous gens de sac et de corde réfugiés sur les terres australes extrêmes qui ne connaissaient que la loi du Horn.
Le majordome avançait avec les ruses d’un indigène en direction de la coupure des falaises dominant la baie RÃo del Fuego. Les peones se déployèrent en tirailleurs afin de couper toutes les lignes de retraite vers l’intérieur du pays. Les falaises tombaient à pic sur la plage et fermaient l’arc de cercle sur l’océan par deux promontoires? Les peones rampaient. Ils tiraient leurs carabines par le canon. Ils épiaient le moindre geste de leur chef? Chancho Colorado se souleva sur les avant-bras derrière l’écran d’une touffe de calafate. Il réprima un cri de triomphe et leva la main. Les peones se mirent en position favorable pour ouvrir le feu.
À leurs pieds : une cinquantaine d’Onas – hommes, femmes et enfants – s’agitaient autour d’une baleine échouée à la limite des grandes marées. Les hommes plongeaient leurs couteaux dans les flancs du cétacé, découpaient des blocs de graisse, des lanières de chair et les lançaient sur le sable. Les acclamations, les hurlements de joie dominés par les aboiements des chiens sauvages, encourageaient leur travail. Une baleine échouée sur la côte atlantique de l’île Grande représente une fortune pour les Onas. Elle assure la subsistance de toutes les familles dans un rayon de 100 kilomètres pendant près d’un an !?
Quand la nouvelle de l’événement se répand dans le pays, les toldos sont démontés, tous les partis se mettent en route vers la côte. Un village se dresse autour de l’animal. Toute entreprise de chasse, de pêche ou de guerre est suspendue. Les Onas vivent sur la proie antarctique jusqu’à n’en laisser que le squelette. La chair est consommée fraîche ainsi que la graisse, puis faisandée et enfin pourrie. Plus le temps passe et plus la nourriture devient forte et succulente. Le tonnage de viande est si considérable qu’aucune retenue ne s’impose dans la fréquence et l’importance des repas. Chacun mange à satiété, se retire sous le toldo pour digérer, revient tailler son morceau de baleine quatre ou cinq heures plus tard. Une garde est organisée pendant la nuit contre les chiens et les renards.
Le majordome de Southern Cross connaissait la présence de la baleine morte en baie RÃo del Fuego depuis quinze jours. Il savait que les Onas ne pouvaient pas ne pas apparaître. Une vigie installée sur la côte le renseignait. Il s’était gardé de troubler les premières familles, laissant approcher tout ce qui nomadisait encore entre le RÃo Grande et le RÃo del Fuego jusqu’au cap Santa Iñès. Il tenait maintenant ses vieux ennemis sous les trajectoires croisées et plongeantes de vingt carabines à répétition. Une prime de 50 ? gagnée en cinq minutes, sans compter les femmes !
Chancho Colorado se dressa derrière le matoral de calafate.
— Indios de mierda, le sacaremos toda la carne del cuerpo !
Et sa conscience le confirmait dans sa volonté d’“arracher la chair du corps de ces Indiens de merde” qu’il haïssait.
— Y vamos a cargar las mujeres hasta la muerte !
On violerait les femmes jusqu’à la mort !
Chancho Colorado leva la main.
— Fuego, compañeros ! Fuego ! Y cuidado con las mujeres !
Il fallait ̩pargner les femmes jusquՈ nouvel ordre.
Le vent du Horn soufflait au ras de l’océan et pulvérisait ses nuages de poussière vers le large. Il se chargea brusquement des odeurs de la poudre, des cris d’épouvante des femmes surprises en plein festin, du rugissement des guerriers courant vers leurs armes et tombant sous le feu des Blancs. Deux ou trois flèches volèrent dans la direction de Chancho Colorado. Le crépitement des carabines cessa au bout de cinq minutes. Bien organisée et conduite, l’embuscade avait réussi au-delà de toute espérance. Vingt et un guerriers gisaient sur le sable. Les femmes couraient d’une extrémité à l’autre de la plage et poussaient des cris de détresse. Quelques-unes se jetèrent dans l’océan. Les enfants survivants reçurent une balle de pistolet à bout portant. Les femmes furent entraînées dans le bois, violées, puis étranglées.
— Faut-il leur couper aussi les oreilles ? cria le peon Fernandez.
— Coupez les oreilles ! hurla Chancho Colorado.
— Et les enfants ?
— Coupez tout !!! Je vous laisse la prime para las putas y los hijos de putas, confirma le chef.
Il marchait dans le sang. Il donnait des coups de pied aux cadavres nus. Il distribuait des balles dans la direction de tout corps qui remuait encore, en pleine crise de folie furieuse, vomissant l’injure.
— PorquerÃa de Indios? puta del infierno !? Tu madre ! Tu madre !!!
Il menaçait le ciel et la terre. Le vent du Horn soufflait sur le champ de carnage avec une sérénité hautaine et indifférente.
MacIsaac était allongé sur son lit quand la nouvelle de la tragédie parvint à Gloria de Dios. L’aube surgissait. Elle déchirait son suaire gris. Le jour allait éclater dans un fracas de cuivre rouge. Calafate fit irruption dans la chambre du missionnaire. Il mélangeait l’anglais, l’espagnol, le yahgan, le selknam. Il criait vengeance ! »
Deuxième époque (p. 70-74)
Troisième époque (p. 185-189)
Extrait court
« Les démons sortirent de la forêt. Ils n’étaient pas vêtus de rouge sombre comme Hashe, l’esprit de l’arbre sec. Ils portaient des vestes usagées, des bombachas maculées. Ils ne brandissaient pas le bâton de Short, l’esprit des pierres blanches, mais des carabines winchesters. Leurs pieds nus glissaient entre les buissons d’épineux?
Chancho Colorado imposa silence aux vingt peones de Southern Cross. Il se mit à ramper. Les chasseurs s’allongèrent sur le sol. C’étaient des métis de Tehuelches, des déserteurs de l’armée chilienne, des souteneurs de Valparaiso recherchés pour meurtre, d’anciens matelots ravagés par l’alcool, tous gens de sac et de corde réfugiés sur les terres australes extrêmes qui ne connaissaient que la loi du Horn.
Le majordome avançait avec les ruses d’un indigène en direction de la coupure des falaises dominant la baie RÃo del Fuego. Les peones se déployèrent en tirailleurs afin de couper toutes les lignes de retraite vers l’intérieur du pays. Les falaises tombaient à pic sur la plage et fermaient l’arc de cercle sur l’océan par deux promontoires? Les peones rampaient. Ils tiraient leurs carabines par le canon. Ils épiaient le moindre geste de leur chef? Chancho Colorado se souleva sur les avant-bras derrière l’écran d’une touffe de calafate. Il réprima un cri de triomphe et leva la main. Les peones se mirent en position favorable pour ouvrir le feu.
À leurs pieds : une cinquantaine d’Onas – hommes, femmes et enfants – s’agitaient autour d’une baleine échouée à la limite des grandes marées. Les hommes plongeaient leurs couteaux dans les flancs du cétacé, découpaient des blocs de graisse, des lanières de chair et les lançaient sur le sable. Les acclamations, les hurlements de joie dominés par les aboiements des chiens sauvages, encourageaient leur travail. Une baleine échouée sur la côte atlantique de l’île Grande représente une fortune pour les Onas. Elle assure la subsistance de toutes les familles dans un rayon de 100 kilomètres pendant près d’un an !?
Quand la nouvelle de l’événement se répand dans le pays, les toldos sont démontés, tous les partis se mettent en route vers la côte. Un village se dresse autour de l’animal. Toute entreprise de chasse, de pêche ou de guerre est suspendue. Les Onas vivent sur la proie antarctique jusqu’à n’en laisser que le squelette. La chair est consommée fraîche ainsi que la graisse, puis faisandée et enfin pourrie. Plus le temps passe et plus la nourriture devient forte et succulente. Le tonnage de viande est si considérable qu’aucune retenue ne s’impose dans la fréquence et l’importance des repas. Chacun mange à satiété, se retire sous le toldo pour digérer, revient tailler son morceau de baleine quatre ou cinq heures plus tard. Une garde est organisée pendant la nuit contre les chiens et les renards.
Le majordome de Southern Cross connaissait la présence de la baleine morte en baie RÃo del Fuego depuis quinze jours. Il savait que les Onas ne pouvaient pas ne pas apparaître. Une vigie installée sur la côte le renseignait. Il s’était gardé de troubler les premières familles, laissant approcher tout ce qui nomadisait encore entre le RÃo Grande et le RÃo del Fuego jusqu’au cap Santa Iñès. Il tenait maintenant ses vieux ennemis sous les trajectoires croisées et plongeantes de vingt carabines à répétition. Une prime de 50 ? gagnée en cinq minutes, sans compter les femmes !
Chancho Colorado se dressa derrière le matoral de calafate.
— Indios de mierda, le sacaremos toda la carne del cuerpo !
Et sa conscience le confirmait dans sa volonté d’“arracher la chair du corps de ces Indiens de merde” qu’il haïssait.
— Y vamos a cargar las mujeres hasta la muerte !
On violerait les femmes jusqu’à la mort !
Chancho Colorado leva la main.
— Fuego, compañeros ! Fuego ! Y cuidado con las mujeres !
Il fallait ̩pargner les femmes jusquՈ nouvel ordre.
Le vent du Horn soufflait au ras de l’océan et pulvérisait ses nuages de poussière vers le large. Il se chargea brusquement des odeurs de la poudre, des cris d’épouvante des femmes surprises en plein festin, du rugissement des guerriers courant vers leurs armes et tombant sous le feu des Blancs. Deux ou trois flèches volèrent dans la direction de Chancho Colorado. Le crépitement des carabines cessa au bout de cinq minutes. Bien organisée et conduite, l’embuscade avait réussi au-delà de toute espérance. Vingt et un guerriers gisaient sur le sable. Les femmes couraient d’une extrémité à l’autre de la plage et poussaient des cris de détresse. Quelques-unes se jetèrent dans l’océan. Les enfants survivants reçurent une balle de pistolet à bout portant. Les femmes furent entraînées dans le bois, violées, puis étranglées.
— Faut-il leur couper aussi les oreilles ? cria le peon Fernandez.
— Coupez les oreilles ! hurla Chancho Colorado.
— Et les enfants ?
— Coupez tout !!! Je vous laisse la prime para las putas y los hijos de putas, confirma le chef.
Il marchait dans le sang. Il donnait des coups de pied aux cadavres nus. Il distribuait des balles dans la direction de tout corps qui remuait encore, en pleine crise de folie furieuse, vomissant l’injure.
— PorquerÃa de Indios? puta del infierno !? Tu madre ! Tu madre !!!
Il menaçait le ciel et la terre. Le vent du Horn soufflait sur le champ de carnage avec une sérénité hautaine et indifférente.
MacIsaac était allongé sur son lit quand la nouvelle de la tragédie parvint à Gloria de Dios. L’aube surgissait. Elle déchirait son suaire gris. Le jour allait éclater dans un fracas de cuivre rouge. Calafate fit irruption dans la chambre du missionnaire. Il mélangeait l’anglais, l’espagnol, le yahgan, le selknam. Il criait vengeance ! »
(p. 336-340)
Deuxième époque (p. 70-74)
Troisième époque (p. 185-189)
Extrait court