Deuxième époque :
« MacIsaac déploya la longue-vue du capitaine. Quatre ou cinq sauvages se détachaient de la foule. Ils descendirent vers la plage, entourèrent la chaloupe, emportèrent les trois paires d’avirons. Que signifiait? ? Ils unissaient leurs efforts pour remettre l’embarcation à flot? MacIsaac fronça le sourcil. Les Yahgans voulaient-ils couper la retraite au land party ? Mais, dans ce cas ??
Presque aussitôt il perçut un cri. Il reconnut la voix de Jimmy Button. La masse des Yahgans se mit à bouillonner? Les massues tourbillonnaient au-dessus des têtes. L’écho assourdi des coups parvenait jusqu’au navire. MacIsaac apercevait avec une netteté cruelle des grappes de corps nus accrochés aux silhouettes de ses camarades. Il entendait des cris qui n’étaient pas proférés en langue indigène, mais en anglais et en espagnol. MacIsaac prit conscience de la réalité. Désarmés, ses camarades venaient d’être assassinés par surprise et pendant le culte ! Par représailles sans doute pour les incidents de la veille?
Il y eut un ultime soubresaut de la foule. Deux hommes s’en échappèrent. Deux marins ! Ils n’étaient pas blessés car ils couraient très vite en direction de la plage, vers la chaloupe qui flottait à quelques brasses de la rive? MacIsaac saisit le bastingage à pleines mains? Un des marins trébucha sous la grêle de pierres? Il tomba. Il se releva, reprit sa course.
“Mon Dieu, fais que cet homme soit sauvé?” priait MacIsaac.
Le soleil éclairait la scène. Le jeune missionnaire vit l’homme trébucher, risquer encore quelques pas chancelants, puis s’abattre pour ne plus bouger. Lapidé ! Le second marin atteignit la plage. Touché lui aussi car il avançait avec peine. Il entra dans l’eau, nagea. Les pierres soulevaient des geysers autour de sa tête.
“Pourvu qu’il résiste dans cette eau glacée”, pensait MacIsaac.
L’homme accomplissait des efforts surhumains pour se hisser dans la chaloupe. Puis il abandonna. Il ne cherchait plus qu’à se maintenir, suivre le canot qui s’en allait à la dérive. MacIsaac ne voyait plus que cette main survivante accrochée au plat-bord. Il ne prêtait aucune attention aux Yahgans qui armaient leurs canots et s’avançaient vers le Patrick Sunderland? La main disparut. MacIsaac restait rigoureusement seul à Wulaia, survivant pour quelques minutes au massacre général. L’événement était si brutal, déplacé dans ce cadre pacifique, qu’il ne croyait pas à sa réalité? Il restait indécis. Vérité ou spectacle mis en scène par les Yahgans, comédie organisée pour tirer de nouveaux avantages de la mission ? Les premières pierres qui sifflaient autour de lui balayèrent toutes les illusions. La guerre ! Une onde de rage souleva le jeune pasteur. Ses muscles irrités se gonflèrent. Aux armes !
Les armes se trouvaient dans la cabine du capitaine. MacIsaac dégringola les échelles suivi par une rumeur que trouaient des cris discordants. La porte était fermée à clé. L’invasion yahgane coulait avec un clapotis d’inondation à l’intérieur du Patrick Sunderland. MacIsaac fut obligé de faire face? Il frappait avec une fureur aveugle. Les indigènes roulaient à ses pieds. Mais de nouveaux assaillants descendaient par les échelles, surgissaient des hublots et le pressaient de toute part. Il finit par recevoir un coup de massue et perdit connaissance.
Il s’éveilla quelques heures plus tard en éternuant. Il était allongé, nu, sur le pont d’un navire étrange. Il se mit sur pied. Il éternuait sans interruption. Il avait très froid. Il se trouvait embarrassé, cherchant le long de ses cuisses des poches disparues?
Personne ne cherchait à le molester. Hilares, les Yahgans le contemplaient et par jeu éternuaient en même temps que lui avec des voix rugueuses et formidables. Il lui semblait revivre l’heure de la récréation sous le tropique du Capricorne quand l’équipage avait déposé sur le pont un albatros capturé qui, empêtré dans ses ailes, ne pouvant reprendre son vol faute d’espace, s’était épuisé en soubresauts ridicules.
MacIsaac ne reconnaissait plus son navire. Les Yahgans l’avaient dévasté mieux qu’un ouragan du Horn qui brise, démâte mais respecte le détail de l’armement. En quelques heures, tout ce qui était tôle et acier avait disparu. Le Patrick Sunderland avait vieilli de cinquante ans.
Le soleil se couchait. Le ciel flambait encore. Sur la baie de Wulaia tombait une clarté de forge. L’eau prenait la densité d’un métal fondu, les neiges des légèretés de pétales à peine teintés par cette lumière que le vent emportait au fond des abîmes translucides.
MacIsaac se sentait faible et condamné. Il n’avait plus le courage de s’en remettre à la grâce de Dieu. Il était nu, abandonné par ses frères morts sur un navire rigoureusement vide. Les Yahgans ne lui témoignaient aucune hostilité, mais demain quand changerait de nouveau le cours de leur humeur capricieuse ? Pour survivre, il devait de toute manière apprendre des gestes nouveaux, acquérir des réflexes qui n’étaient pas les siens, affronter sans armes un climat qu’il connaissait bien ! Était-ce possible ? Il devina brusquement que c’était possible, facile même. Il entrerait volontairement dans la condition primitive des Yahgans, nouveaux compagnons ou nouveaux maîtres ? Nouveaux compagnons, sans doute, puisqu’on lui donnait quelques galettes et des coquillages.
La fête continuait à bord. Les Yahgans entassaient dans leurs canots les objets les plus hétéroclites, mais surtout les clous, ferrures, serrures des portes, leviers, filins d’acier, et jusqu’aux barres du cabestan. Le reste, tout ce qui avait été meubles, vêtements, voiles, cordages tombait dans les canots, brisé, découpé, réparti entre familles suivant un ordre inconcevable pour un cerveau civilisé.
Toujours hilare Jimmy Button se promenait à travers le navire, le réveille-matin du capitaine pendant à sa poitrine. Il aperçut MacIsaac nu et grelottant. Il se précipita vers lui les mains tendues.
— Pobre? pobre muchacho !? very good friend !
Avec autorité, il lui fit remettre un pantalon et des bretelles. C’était le pantalon d’un matelot assassiné, encore maculé de sang. MacIsaac l’enfila sans répugnance. Il réclama une chemise et elle lui fut accordée. Il avait retrouvé ses forces et se sentait animé par une étrange espérance lorsque, à la tombée de la nuit, Jimmy Button le fit descendre dans un canot. »
Troisième époque (p. 185-189)
Quatrième époque (p. 336-340)
Extrait court
« MacIsaac déploya la longue-vue du capitaine. Quatre ou cinq sauvages se détachaient de la foule. Ils descendirent vers la plage, entourèrent la chaloupe, emportèrent les trois paires d’avirons. Que signifiait? ? Ils unissaient leurs efforts pour remettre l’embarcation à flot? MacIsaac fronça le sourcil. Les Yahgans voulaient-ils couper la retraite au land party ? Mais, dans ce cas ??
Presque aussitôt il perçut un cri. Il reconnut la voix de Jimmy Button. La masse des Yahgans se mit à bouillonner? Les massues tourbillonnaient au-dessus des têtes. L’écho assourdi des coups parvenait jusqu’au navire. MacIsaac apercevait avec une netteté cruelle des grappes de corps nus accrochés aux silhouettes de ses camarades. Il entendait des cris qui n’étaient pas proférés en langue indigène, mais en anglais et en espagnol. MacIsaac prit conscience de la réalité. Désarmés, ses camarades venaient d’être assassinés par surprise et pendant le culte ! Par représailles sans doute pour les incidents de la veille?
Il y eut un ultime soubresaut de la foule. Deux hommes s’en échappèrent. Deux marins ! Ils n’étaient pas blessés car ils couraient très vite en direction de la plage, vers la chaloupe qui flottait à quelques brasses de la rive? MacIsaac saisit le bastingage à pleines mains? Un des marins trébucha sous la grêle de pierres? Il tomba. Il se releva, reprit sa course.
“Mon Dieu, fais que cet homme soit sauvé?” priait MacIsaac.
Le soleil éclairait la scène. Le jeune missionnaire vit l’homme trébucher, risquer encore quelques pas chancelants, puis s’abattre pour ne plus bouger. Lapidé ! Le second marin atteignit la plage. Touché lui aussi car il avançait avec peine. Il entra dans l’eau, nagea. Les pierres soulevaient des geysers autour de sa tête.
“Pourvu qu’il résiste dans cette eau glacée”, pensait MacIsaac.
L’homme accomplissait des efforts surhumains pour se hisser dans la chaloupe. Puis il abandonna. Il ne cherchait plus qu’à se maintenir, suivre le canot qui s’en allait à la dérive. MacIsaac ne voyait plus que cette main survivante accrochée au plat-bord. Il ne prêtait aucune attention aux Yahgans qui armaient leurs canots et s’avançaient vers le Patrick Sunderland? La main disparut. MacIsaac restait rigoureusement seul à Wulaia, survivant pour quelques minutes au massacre général. L’événement était si brutal, déplacé dans ce cadre pacifique, qu’il ne croyait pas à sa réalité? Il restait indécis. Vérité ou spectacle mis en scène par les Yahgans, comédie organisée pour tirer de nouveaux avantages de la mission ? Les premières pierres qui sifflaient autour de lui balayèrent toutes les illusions. La guerre ! Une onde de rage souleva le jeune pasteur. Ses muscles irrités se gonflèrent. Aux armes !
Les armes se trouvaient dans la cabine du capitaine. MacIsaac dégringola les échelles suivi par une rumeur que trouaient des cris discordants. La porte était fermée à clé. L’invasion yahgane coulait avec un clapotis d’inondation à l’intérieur du Patrick Sunderland. MacIsaac fut obligé de faire face? Il frappait avec une fureur aveugle. Les indigènes roulaient à ses pieds. Mais de nouveaux assaillants descendaient par les échelles, surgissaient des hublots et le pressaient de toute part. Il finit par recevoir un coup de massue et perdit connaissance.
Il s’éveilla quelques heures plus tard en éternuant. Il était allongé, nu, sur le pont d’un navire étrange. Il se mit sur pied. Il éternuait sans interruption. Il avait très froid. Il se trouvait embarrassé, cherchant le long de ses cuisses des poches disparues?
Personne ne cherchait à le molester. Hilares, les Yahgans le contemplaient et par jeu éternuaient en même temps que lui avec des voix rugueuses et formidables. Il lui semblait revivre l’heure de la récréation sous le tropique du Capricorne quand l’équipage avait déposé sur le pont un albatros capturé qui, empêtré dans ses ailes, ne pouvant reprendre son vol faute d’espace, s’était épuisé en soubresauts ridicules.
MacIsaac ne reconnaissait plus son navire. Les Yahgans l’avaient dévasté mieux qu’un ouragan du Horn qui brise, démâte mais respecte le détail de l’armement. En quelques heures, tout ce qui était tôle et acier avait disparu. Le Patrick Sunderland avait vieilli de cinquante ans.
Le soleil se couchait. Le ciel flambait encore. Sur la baie de Wulaia tombait une clarté de forge. L’eau prenait la densité d’un métal fondu, les neiges des légèretés de pétales à peine teintés par cette lumière que le vent emportait au fond des abîmes translucides.
MacIsaac se sentait faible et condamné. Il n’avait plus le courage de s’en remettre à la grâce de Dieu. Il était nu, abandonné par ses frères morts sur un navire rigoureusement vide. Les Yahgans ne lui témoignaient aucune hostilité, mais demain quand changerait de nouveau le cours de leur humeur capricieuse ? Pour survivre, il devait de toute manière apprendre des gestes nouveaux, acquérir des réflexes qui n’étaient pas les siens, affronter sans armes un climat qu’il connaissait bien ! Était-ce possible ? Il devina brusquement que c’était possible, facile même. Il entrerait volontairement dans la condition primitive des Yahgans, nouveaux compagnons ou nouveaux maîtres ? Nouveaux compagnons, sans doute, puisqu’on lui donnait quelques galettes et des coquillages.
La fête continuait à bord. Les Yahgans entassaient dans leurs canots les objets les plus hétéroclites, mais surtout les clous, ferrures, serrures des portes, leviers, filins d’acier, et jusqu’aux barres du cabestan. Le reste, tout ce qui avait été meubles, vêtements, voiles, cordages tombait dans les canots, brisé, découpé, réparti entre familles suivant un ordre inconcevable pour un cerveau civilisé.
Toujours hilare Jimmy Button se promenait à travers le navire, le réveille-matin du capitaine pendant à sa poitrine. Il aperçut MacIsaac nu et grelottant. Il se précipita vers lui les mains tendues.
— Pobre? pobre muchacho !? very good friend !
Avec autorité, il lui fit remettre un pantalon et des bretelles. C’était le pantalon d’un matelot assassiné, encore maculé de sang. MacIsaac l’enfila sans répugnance. Il réclama une chemise et elle lui fut accordée. Il avait retrouvé ses forces et se sentait animé par une étrange espérance lorsque, à la tombée de la nuit, Jimmy Button le fit descendre dans un canot. »
(p. 70-74)
Troisième époque (p. 185-189)
Quatrième époque (p. 336-340)
Extrait court