Dans l’antre sacré :
« Pénétrer dans une bibliothèque provoque quelquefois de sourdes craintes. A te convien tenere altro vïaggio. Celui qui s’apprête à pénétrer dans la Bibliothèque apostolique vaticane est prévenu par la lecture de deux documents terrifiants : Ammissione alle sale di studio et Regolamento per gli studiosi. J’ai conservé leur version de 1992. On y rappelle que l’admission est un privilège réservé aux “chercheurs et savants qualifiés, spécialement aux professeurs dans les instituts d’études supérieures et autres personnes érudites connues pour leurs titres et publications de caractère scientifique”. On y précise que normalement les étudiants, même pourvus de la laurea (l’ancien master italien), ne sont pas admis ; bien que, par exception, une admission temporaire puisse être accordée après des demandes d’autorisation spécifiées. Alors vient l’avertissement fatal : “À partir du moment où l’étudiant montrera dans la pratique qu’il n’est pas préparé au travail scientifique ou qu’il a recours fréquemment à l’assistance du personnel ou des autres savants présents, il ne sera plus admis à la Bibliothèque vaticane.” Une telle mise en garde n’est pas pour rassurer le jeune doctorant qui sait que l’utilisation des catalogues de cette bibliothèque est d’une extrême complexité. Il se voit déjà jeté dehors sous les rires des chercheurs expérimentés. Les instructions ne s’en tiennent pas là : aux studiosi il est demandé, non seulement évidemment de manier les manuscrits avec délicatesse et de garder le silence, mais aussi de “se présenter et de se comporter” toujours de la manière “qui convient” à ces lieux. Le sens de ces propos est explicité : “Les hommes sont tenus de porter une veste.” Même celui qui n’a pas coutume d’aller consulter des manuscrits vêtu d’un maillot de bain éprouve une crainte diffuse. “Les femmes sont priées de porter des vêtements qui conviennent au caractère de l’institution qui reçoit et au regard des autres savants.” Les hommes de science, laïques ou ecclésiastiques, ne seront donc pas troublés dans leur travail par les décolletés offensants et les minijupes provocantes qu’affectionnent les philologues perverses. Cela est rassurant.
Mais surtout, ces précieux documents doivent être médités car y est décrite? la cérémonie des clés. C’est un ballet en six actes. À la loge du portier, je dois (a) laisser ma carte ; (b) retirer la clé avec le numéro ; (c) déposer au vestiaire mon éventuel parapluie et mon sac dans l’armoire que je fermerai avec ma clé (voir a) ; (d) revenir au guichet de la loge et écrire sur le registre en capitales mon nom et mon heure d’entrée. Dans la salle d’étude je dois (e) laisser la clé à la banque de salle ; (f) écrire mon nom en capitales sur le feuillet à côté du numéro correspondant à la clé. La cérémonie de sortie est également détaillée : ses étapes se déroulent à l’inverse de la première. Dans une telle chorégraphie légale, le distrait a des chances de passer ipso facto pour un suspect.
Ce cérémonial inspiré par la méfiance a de solides raisons. Les bibliothèques médiévales ont très tôt été confrontées au dilemme de l’ouverture et de la conservation. Née au XIIe siècle, la bibliothèque de Saint-Victor ouvrit généreusement ses portes aux maîtres et étudiants des écoles parisiennes. Au XVIIe siècle, elle devint même une bibliothèque publique. Les livres de la salle de lecture étaient enchaînés aux pupitres, et seul le bibliothécaire détenait la clé du cadenas. Vaine précaution : les vols furent très nombreux. Une histoire datant de la monarchie de Juillet hante encore les bibliothèques. Le comte Libri était un mathématicien en vue devenu professeur au Collège de France. Muni de tous les sauf-conduits officiels, il fit le tour des bibliothèques françaises qu’il dépouilla tranquillement d’un nombre imposant de manuscrits. Certains livres suscitent des appétits aussi spéciaux que spécialisés : il y a quelque temps, le Warburg Institute de Londres a dû retirer du libre accès les ouvrages de l’occultiste Aleister Crowley et les garder sous clé : ils attisaient la convoitise des magiciens de la capitale? »
Des codex talismaniques (p. 11-14)
L’avenir de la recherche (p. 82-86)
Extrait court
« Pénétrer dans une bibliothèque provoque quelquefois de sourdes craintes. A te convien tenere altro vïaggio. Celui qui s’apprête à pénétrer dans la Bibliothèque apostolique vaticane est prévenu par la lecture de deux documents terrifiants : Ammissione alle sale di studio et Regolamento per gli studiosi. J’ai conservé leur version de 1992. On y rappelle que l’admission est un privilège réservé aux “chercheurs et savants qualifiés, spécialement aux professeurs dans les instituts d’études supérieures et autres personnes érudites connues pour leurs titres et publications de caractère scientifique”. On y précise que normalement les étudiants, même pourvus de la laurea (l’ancien master italien), ne sont pas admis ; bien que, par exception, une admission temporaire puisse être accordée après des demandes d’autorisation spécifiées. Alors vient l’avertissement fatal : “À partir du moment où l’étudiant montrera dans la pratique qu’il n’est pas préparé au travail scientifique ou qu’il a recours fréquemment à l’assistance du personnel ou des autres savants présents, il ne sera plus admis à la Bibliothèque vaticane.” Une telle mise en garde n’est pas pour rassurer le jeune doctorant qui sait que l’utilisation des catalogues de cette bibliothèque est d’une extrême complexité. Il se voit déjà jeté dehors sous les rires des chercheurs expérimentés. Les instructions ne s’en tiennent pas là : aux studiosi il est demandé, non seulement évidemment de manier les manuscrits avec délicatesse et de garder le silence, mais aussi de “se présenter et de se comporter” toujours de la manière “qui convient” à ces lieux. Le sens de ces propos est explicité : “Les hommes sont tenus de porter une veste.” Même celui qui n’a pas coutume d’aller consulter des manuscrits vêtu d’un maillot de bain éprouve une crainte diffuse. “Les femmes sont priées de porter des vêtements qui conviennent au caractère de l’institution qui reçoit et au regard des autres savants.” Les hommes de science, laïques ou ecclésiastiques, ne seront donc pas troublés dans leur travail par les décolletés offensants et les minijupes provocantes qu’affectionnent les philologues perverses. Cela est rassurant.
Mais surtout, ces précieux documents doivent être médités car y est décrite? la cérémonie des clés. C’est un ballet en six actes. À la loge du portier, je dois (a) laisser ma carte ; (b) retirer la clé avec le numéro ; (c) déposer au vestiaire mon éventuel parapluie et mon sac dans l’armoire que je fermerai avec ma clé (voir a) ; (d) revenir au guichet de la loge et écrire sur le registre en capitales mon nom et mon heure d’entrée. Dans la salle d’étude je dois (e) laisser la clé à la banque de salle ; (f) écrire mon nom en capitales sur le feuillet à côté du numéro correspondant à la clé. La cérémonie de sortie est également détaillée : ses étapes se déroulent à l’inverse de la première. Dans une telle chorégraphie légale, le distrait a des chances de passer ipso facto pour un suspect.
Ce cérémonial inspiré par la méfiance a de solides raisons. Les bibliothèques médiévales ont très tôt été confrontées au dilemme de l’ouverture et de la conservation. Née au XIIe siècle, la bibliothèque de Saint-Victor ouvrit généreusement ses portes aux maîtres et étudiants des écoles parisiennes. Au XVIIe siècle, elle devint même une bibliothèque publique. Les livres de la salle de lecture étaient enchaînés aux pupitres, et seul le bibliothécaire détenait la clé du cadenas. Vaine précaution : les vols furent très nombreux. Une histoire datant de la monarchie de Juillet hante encore les bibliothèques. Le comte Libri était un mathématicien en vue devenu professeur au Collège de France. Muni de tous les sauf-conduits officiels, il fit le tour des bibliothèques françaises qu’il dépouilla tranquillement d’un nombre imposant de manuscrits. Certains livres suscitent des appétits aussi spéciaux que spécialisés : il y a quelque temps, le Warburg Institute de Londres a dû retirer du libre accès les ouvrages de l’occultiste Aleister Crowley et les garder sous clé : ils attisaient la convoitise des magiciens de la capitale? »
(p. 49-52)
Des codex talismaniques (p. 11-14)
L’avenir de la recherche (p. 82-86)
Extrait court