À l’atelier Bizet :
« La fin est proche. Encore quelques perles à poser, une volée de pétales à dessiner au ruban de soie, une ou deux tiges à souligner au fil de coton blanc. Piquées dans le tissu, des épingles à tête ronde signalent les imperfections à retoucher, les oublis en attente d’être comblés. La pièce est maintenue dans un cadre dont les montants horizontaux dépassent l’envergure de mes bras. Posé sur deux tréteaux en bois, le métier tend le tissu comme il faut, fait de l’organza blanc un lac figé, translucide comme du calque. L’ouvrage concentre toute notre attention, à nous, les brodeuses en action. Gestes vifs mais mesurés, bruissement du papier de soie protégeant le tissu de nos bras impatients, de nos corps en tension. Six mains droites, déterminées, se lèvent et retombent, vite ; les aiguilles fondent dans la soie, la traversent, réapparaissent, la pointe en l’air, attrapent une perle qui dégringole sur le fil, et replongent. Signes de haute couture, les crochets de Lunéville s’agitent, sautillent le long de l’étoffe frémissante, fine et légère, qui ne fuit pas l’aiguille, ne tremble ni ne flotte, mais résiste aux assauts de la pointe. Les fils de trame s’écartent, les lames des ciseaux claquent, le fil cède dans les mains gauches en un petit crac, la main droite survole une tulipe en passant à la suivante. Ces gestes se répètent, en décalé pour éviter heurts et maladresses. Points tirés, points d’épine et de chaînette se succèdent. Les minutes filent, sans bruit dans la lumière égale, à la fois puissante et douce. Peu d’ombre pour dire les heures qui passent.
Puis le ballet ralentit. Points finals. Les crochets se couchent, les doigts se posent ; une à une, les nuques se redressent. Six paires d’yeux scrutent chaque centimètre carré à la recherche d’une feuille oubliée, d’un pétale mal dessiné, d’une perle trop légèrement fixée. Pour les repentirs, c’est maintenant. Il sera malaisé, voire périlleux, d’y revenir une fois la pièce démontée du métier. Vérifier qu’il n’y a plus aucun tracé bleu apparent. L’œil part du milieu devant de la robe, de la rosace brillante et chargée, d’où jaillit un bouquet de feuilles et de tiges terminées par des tulipes en ruban et en perles. Il caresse les volutes, s’arrête quand il doute d’une ligne floue ou tordue, d’un renflement suspect. Il enregistre en passant les nuances de blanc, optique ou soie, opaque ou transparent, lumineux ou assourdi, le gris métallique aux reflets subtils, les strass qui lancent de petits éclairs ; chaque nuance en appelle une autre, chaque matière flatte sa voisine. La broderie est aussi un coloriage.
Un regard vers le dessin de la robe fixé au mur, au milieu des échantillons et des croquis : l’esquisse du couturier, à l’aquarelle, donne le cap. Un regard vers le devant achevé. Une rapide comparaison. C’est bon. D’un geste, bobines, ciseaux, sachets et boîtes de fournitures sont écartés et l’immense métier à broder est retourné. Tintement des quelques perles et épingles oubliées dans les plis du tissu, qui dégringolent. Apparaît crûment l’envers de l’ouvrage, ses entrailles. Le dessin se lit autrement, simplifié ou incroyablement embrouillé de nœuds, d’épaisseurs successives de fil. Les dos se courbent, les yeux balaient à nouveau pour “les propretés” : les mains effleurent, passent et repassent, impitoyables, cherchant les moindres fragilités. On coupe, on raccourcit la queue des nœuds, on retend une boucle lâche. C’est bon. Nos corps à présent relâchés se déplient, s’étirent, et un soupir commun de soulagement annonce la tombée de métier. »
Rêveries humaines (p. 25-27)
De l’aiguille à la main (p. 29-32)
Extrait court
« La fin est proche. Encore quelques perles à poser, une volée de pétales à dessiner au ruban de soie, une ou deux tiges à souligner au fil de coton blanc. Piquées dans le tissu, des épingles à tête ronde signalent les imperfections à retoucher, les oublis en attente d’être comblés. La pièce est maintenue dans un cadre dont les montants horizontaux dépassent l’envergure de mes bras. Posé sur deux tréteaux en bois, le métier tend le tissu comme il faut, fait de l’organza blanc un lac figé, translucide comme du calque. L’ouvrage concentre toute notre attention, à nous, les brodeuses en action. Gestes vifs mais mesurés, bruissement du papier de soie protégeant le tissu de nos bras impatients, de nos corps en tension. Six mains droites, déterminées, se lèvent et retombent, vite ; les aiguilles fondent dans la soie, la traversent, réapparaissent, la pointe en l’air, attrapent une perle qui dégringole sur le fil, et replongent. Signes de haute couture, les crochets de Lunéville s’agitent, sautillent le long de l’étoffe frémissante, fine et légère, qui ne fuit pas l’aiguille, ne tremble ni ne flotte, mais résiste aux assauts de la pointe. Les fils de trame s’écartent, les lames des ciseaux claquent, le fil cède dans les mains gauches en un petit crac, la main droite survole une tulipe en passant à la suivante. Ces gestes se répètent, en décalé pour éviter heurts et maladresses. Points tirés, points d’épine et de chaînette se succèdent. Les minutes filent, sans bruit dans la lumière égale, à la fois puissante et douce. Peu d’ombre pour dire les heures qui passent.
Puis le ballet ralentit. Points finals. Les crochets se couchent, les doigts se posent ; une à une, les nuques se redressent. Six paires d’yeux scrutent chaque centimètre carré à la recherche d’une feuille oubliée, d’un pétale mal dessiné, d’une perle trop légèrement fixée. Pour les repentirs, c’est maintenant. Il sera malaisé, voire périlleux, d’y revenir une fois la pièce démontée du métier. Vérifier qu’il n’y a plus aucun tracé bleu apparent. L’œil part du milieu devant de la robe, de la rosace brillante et chargée, d’où jaillit un bouquet de feuilles et de tiges terminées par des tulipes en ruban et en perles. Il caresse les volutes, s’arrête quand il doute d’une ligne floue ou tordue, d’un renflement suspect. Il enregistre en passant les nuances de blanc, optique ou soie, opaque ou transparent, lumineux ou assourdi, le gris métallique aux reflets subtils, les strass qui lancent de petits éclairs ; chaque nuance en appelle une autre, chaque matière flatte sa voisine. La broderie est aussi un coloriage.
Un regard vers le dessin de la robe fixé au mur, au milieu des échantillons et des croquis : l’esquisse du couturier, à l’aquarelle, donne le cap. Un regard vers le devant achevé. Une rapide comparaison. C’est bon. D’un geste, bobines, ciseaux, sachets et boîtes de fournitures sont écartés et l’immense métier à broder est retourné. Tintement des quelques perles et épingles oubliées dans les plis du tissu, qui dégringolent. Apparaît crûment l’envers de l’ouvrage, ses entrailles. Le dessin se lit autrement, simplifié ou incroyablement embrouillé de nœuds, d’épaisseurs successives de fil. Les dos se courbent, les yeux balaient à nouveau pour “les propretés” : les mains effleurent, passent et repassent, impitoyables, cherchant les moindres fragilités. On coupe, on raccourcit la queue des nœuds, on retend une boucle lâche. C’est bon. Nos corps à présent relâchés se déplient, s’étirent, et un soupir commun de soulagement annonce la tombée de métier. »
(p. 11-14)
Rêveries humaines (p. 25-27)
De l’aiguille à la main (p. 29-32)
Extrait court