À pied à travers la Mongolie (I)



Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2001 la Mongolie d’est en ouest.


18. De Darvi à Khovd : la haridelle et le bordel


Amoindri par une lésion musculaire à l’antérieur gauche, le plus âgé et irascible de nos hongres, Mo, « mauvais » en mongol, n’était plus capable de nous suivre. Les soins dispensés dernièrement par maints éleveurs ne l’avaient délivré de son mal que momentanément. Le contraindre à nous accompagner plus avant eût aggravé un état de fatigue que tout passionné du cheval aurait qualifié « d’avancé ». Mo et moi avions parcouru la même route deux mois durant. progressant vers un objectif commun mais pas sur un pied d’égalité, je le reconnais. Il n’était pas entré dans la vie pour être maître et ma génitrice n’avait pas enfanté d’une bête de somme. En réalité, il était l’ambacte et moi, le général, regardant indifféremment les avances, retraites et contremarches de ses troupes. Mais ces jours-ci, je ne voulais ni ne pouvais me donner les moyens avec ma seule cravache de trancher la plante ayant pris racine en lui. Cette plante devenue fleur était celle qui conduit les chairs brimées à la révolte. Et Dieu sait l’impact dévastateur des actes de mutinerie d’une carne sous la ceinture de tout homme normalement constitué. Nous devions donc, par mansuétude autant que par prudence, nous séparer de la grande haridelle crème. Le dénuement du foyer d’Ambator nous a encouragés à lui faire don de l’équidé. Quelques kilomètres après Darvi, nous n’étions plus que trois. Ici, l’existence des vieux chevaux prend parfois fin dans une écuelle. Puisse Mo garder jusqu’à sa mort souvenir de cette pérégrination, et puissions-nous nous persuader que cela fut quelque chose de grand et de bon !
Fragile et mince banderole de feu affolée par les courants d’air, la flamme de la chandelle vacille, de même que ma volonté de poursuivre cette ennuyante séance d’écriture. Du reste, le froid entré dans la pièce n’incite pas à garder ses doigts hors des poches. Une soudaine énergie agite ma plume ; mais les carreaux et lignes de mon cahier ont beau se changer en une voie pavée sur laquelle pourraient courir mes pensées, ces dernières y trébuchent sans ambition ni talent. Enduit d’une cire malodorante et poussiéreuse, le coton de la mèche se consume en soupirant. Parfois, il émet un angoissant crépitement dans les ténèbres mortes. J’écoute la bougie sangloter. À l’extérieur, il gèle à pierre fendre mais le gravier crisse sous des pieds pressés. Il n’est pourtant point d’humain qui veille à une heure si avancée de la nuit. Par chance, les quatre solides murs de terre et le toit de chaume de cette pension me séparent du rôdeur. Entre deux battements de paupières, il me semble percevoir un mouvement de l’autre côté de la table. C’est seulement l’ombre du pilier sur le mur, animée par le tremblement de la flamme. Quant au visage ivoirin derrière l’oculus percé dans la muraille, ce n’est que le reflet de l’astre des nuits sur le carreau crotté. De Laurent, je ne vois que l’extrémité d’un nez dépassant du duvet. Il attend que le sommeil le débarrasse de ces soucis ; une de ces burlesques querelles typiques des esprits surmenés nous dresse ce soir l’un contre l’autre. En quête de distraction, je me lève, bougeoir en main et fais quelques pas dans la pièce. Les broderies des pesantes tapisseries de feutre s’animent ; des frises tentaculaires s’enroulent autour de personnages et de chevaux soudainement moins figés. Les cloisons tombent, la steppe et sa faune m’encerclent à nouveau. Comment s’empêcher de penser à une tchaïkhana des Cavaliers, même à 2 000 kilomètres de la Bactriane, la province afghane de Mazar-e Charif ?
Maison du gouvernement, poste et téléphone, école, épiceries composent l’attrait principal d’un sum, unité administrative de base du territoire mongol sous l’ère communiste. Zereg, anciennement Altanteel, est un petit centre de sum mais dépasse ces « trivialités » en possédant l’une des plus accueillantes cantines hôtels du pays : des murs en adobe supportent un toit à double pente supporté par une charpente de rondins dégrossis surmontés de voliges et, pour la couverture, d’un épais chaume revêtu de terre battue. L’habitation, basse et compacte, munie d’une entrée unique, offre une bonne isolation thermique (fraîcheur en été, tiédeur relative en hiver). Preuve du soin apporté par le patron à entretenir son établissement, l’enduit protégeant du ruissellement la base des murs est fréquemment renouvelé. À la sauvagerie des abords, l’intérieur oppose un luxe insolite. Les couettes jetées sur des sommiers grinçants retiennent mon attention de prime abord. Une fois mon abjecte carcasse débarrassée de sa puanteur, de ses fatigues et d’une faim avilissante, je m’applique à détailler les lieux. Des murs au plafond, d’immenses panneaux de bois peint me reconduisent au pays des rêves. Face à mon lit, entre le portrait du président de la République Natsaghiin Bagabandi et une photo de charme, je décrypte différents symboles bouddhistes entrelacés. Sous la protection de cette ribambelle de talismans et signes porte-bonheur, je peux avaler ma ration de pâtes au mouton et m’endormir sans crainte. Demain, il nous faut repartir pour la dernière portion de steppe, celle qui mène à Khovd : elle comporte deux franchissements de cols, la traversée d’une zone de sable de 280 kilomètres carrés ainsi que des ablutions dans le Khar-Us-Nuur, le lac aux Eaux-Noires ?
Il n’est pas aisé de confesser que notre dernière nuit d’un voyage est passée entre les murs d’une maison close ; à plus forte raison quand on y prend quelques coups sous le regard de faquins avinés, policiers en vérité. C’est pourtant en ces lieux mal famés que nous trouvons le gîte le moins onéreux de Khovd, le plus sordide aussi. Toutefois le voyage a réduit nos exigences en matière de confort à une couche pouilleuse pour le délassement du corps et à de l’électricité pour la lecture. Ce n’est donc pas le luxe monastique de la cellule qui nous est allouée mais le contenu de nos escarcelles qui précipite à nos côtés les hétaïres, surprises que notre présence ne s’explique pas par l’impérieux besoin de satisfaire des appétits adultes. « Quelles sortes de gens sont donc ces deux Français ? Pourquoi déclinent-ils les services de ces marchandes d’amour, professeur à l’université et mère de famille pour l’une, nymphette à peine majeure pour l’autre ? » Leur étonnement ne me surprend guère. Lors de mes passages à Oulan-Bator en juillet-août, combien d’Occidentaux mâles ventripotents et grisonnants n’ai-je pas vu acheter la compagnie d’étudiantes à peine plus vêtues que l’exige la morale ? L’épuisement et l’alcool me font oublier que je traîne ce soir mes guêtres dans les bas-fonds du plus grand centre industriel de Mongolie occidentale. Laurent et moi levons une dernière fois nos chopes ; l’estafette qui doit nous ramener à Oulan-Bator quitte Khovd et ses vicissitudes cette nuit même, à 4 heures. Notre voyage se voulait modeste, il s’achève modestement, en silence. Après 2 300 kilomètres sur les pistes de Mongolie, le rideau tombe. Cependant il ne fait guère de doute que Laurent et moi retrouverons bientôt la steppe.


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