À pied à travers la Mongolie (I)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2001 la Mongolie d’est en ouest.


17. De Khujirt à Darvi : les dames du lac


Les montagnes paraissent aussi hautes que le ciel. Pointés du doigt par les premières lueurs du jour, les sommets sortent de l’ombre. Le soleil promet d’être chaud ; hélas, la journée n’en est qu’à ses prémices ! L’astre brillant, de moins en moins matinal, doit encore se hisser vers les étoiles, les bouter hors de son futur domaine puis entreprendre son long cheminement. L’aube ne me surprend pas : Laurent et moi sommes déjà en route, portant à nos bouches voraces un bout de pain gros comme le poing. Ce maigre viatique, au goût certes divin, ne fournit pas à mon corps seulement nourri de fromage et de viande séchés l’énergie suffisante pour rejoindre Darvi sans défaillir. Darvi, un bourg de 3 000 habitants dans une plaine semi-désertique, où la température tombe à – 30 °C chaque hiver.
Nous avons bivouaqué en vue du bourg mais bien plus haut, à 2 400 mètres d’altitude. Laurent prend la tête du groupe après avoir superposé ses vestes en laine polaire, enfilé sa cagoule et glissé ses doigts dans des moufles épaisses. Au rythme de nos chevaux, je m’engage à sa suite dans le défilé, cravache en main. La pente est assez douce pour ne pas réveiller les douleurs dans mes articulations et mes muscles mais le froid me saisit, m’engourdit. Le chemin n’est connu que des éleveurs des environs. Souvent enneigé, accessible aux seuls chevaux et motos, encombré de cailloux, quoique moins que ses abords, ce fin sillon de terre battue nous conduit dans la plaine. Le parcourir est un enchantement même si seul le vent semble progresser sans peine dans ces canyons dominés par des falaises, entrecoupés par de vastes pierriers et par des oueds asséchés ou animés par la course d’une jeune antilope égarée.
Aborder une agglomération mongole est une joie sans cesse renouvelée. Rares sont toutefois les bourgades au paraître agréable. L’urbanisme y est habituellement indigne de ce nom, les maisons y sont délabrées et les rues malsaines. Rien de tout cela pourtant à Darvi, séduisant endroit où nous prenons un jour de repos. Le plan des lieux est simple : deux ailes de yourtes compactes et de maisonnettes cernées de palissades flanquent un centre constitué des bâtiments officiels et d’épiceries. De jour, les trois cent soixante-dix élèves égaient la place principale rectangulaire et les rues adjacentes. Leur aire de jeu est limitée par un grand lac salé au sud, des marais au nord et à l’est, des collines anonymes à l’ouest. Une vingtaine d’arbres et le drapeau national rendent les lieux plus accueillants encore. Tsetseg – « Fleur » en mongol –, secrétaire de mairie, nous guide à travers les couloirs du jardin d’enfants, de l’école, du dortoir, de la cantine. Nous voici présentés à la communauté dans son ensemble, parfois moqués des hommes, souvent appréciés des dames, toujours aimés des enfants.
L’obscurité et le silence enveloppent de concert les arbres et le drapeau. Il faut alors chercher la vie dans les faubourgs. Les discussions et les activités y sont encore possibles à la lumière des ampoules durant les trois premières heures de la soirée, à celle des bougies par la suite. Chacun conte sa journée et les nouvelles collectées en ville, sur la piste, sous la yourte. La fumée d’argal piquant les yeux, quoique parfumée, flotte dans les rues. On n’entend plus que le bruit des pots à lait, des fûts et des seaux s’entrechoquant sous la pompe de l’unique puits. La ronde quotidienne des filles, des jeunes femmes et des épouses parties en quête d’eau reprend sous le regard vide de leurs frères ou de leurs maris. Depuis des siècles, dignement, les fragiles silhouettes féminines sautillent sous le poids des corvées. C’est du labeur de leur corps et de leur esprit tranquille mais plein d’espoir, plus que de ceux des hommes, que le voyageur se repaît de la joie simple de la rencontre. La force de volonté des femmes, sur les épaules desquelles le pays repose, n’a de cesse de toucher l’âme.


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