À pied à travers la Mongolie (I)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2001 la Mongolie d’est en ouest.


13. De Kharkhorin à Tsertserleg : que la terre te soit légère, Hydrocéphale !


Crissement du sable dans les zips, claquements des mousquetons, sifflements des sangles comprimant les sacs, cliquetis de la boucle de la ceinture et du mors, hennissements et ruades. Sons du matin, sons de l’action : nombreux sont ces bruits devenus familiers et allant de pair avec un départ imminent. Agiles, mes mains palpent les poches et les pressions, remontent une fermeture éclair, testent une attache dans un véloce et sûr mouvement de pilote répétant sa check-list pour la millième fois. Sacs et pochettes ont une place, toujours la même, et un contenu, toujours le même. C’est des maladresses et des changements imprévus que découlent les erreurs, les pertes, tôt ou tard synonymes de danger. Ne vit dans la steppe que l’individu qui ne s’attend à rien mais reste prêt à tout, conscient que le fleuve de la vie n’y coule pas toujours paisiblement. Hydrocéphale n’est plus parmi nous. Atteint d’une infection transformant chaque jour un peu plus le fondement de sa personne en une plaie béante, suppurante et grouillante de vers, il a servi de monnaie d’échange contre un cheval pie bien mieux portant, borgne ! Puis, il nous a fallu compter nos deniers pour acheter une seconde bête, elle aussi échangée dans la foulée. Il nous est à présent possible de charger tantôt un cheval tantôt l’autre et, le soir venu, de partir au galop voler un peu du vent soufflant sur les terres nomades.
Dans la vallée de l’Orkhon, à trois cents kilomètres à l’ouest d’Oulan-Bator, la modeste ville de Kharkhorin se développe sur un site archéologique d’envergure dont la découverte remonte à la fin du siècle dernier. De la cité de Karakorum, « capitale du plus grand empire de tous les temps » comme les Mongols aiment le rappeler, il ne reste rien hormis des vestiges épars, bien décevants pour les touristes, antérieurs à sa destruction en 1382. Ont à jamais disparu le palais impérial, les réserves à grain, les bazars et les commerçants de tous les horizons. Décrite comme une ville cosmopolite d’Asie centrale, ouverte sur le reste de l’empire mongol grâce à un performant système de communication – l’örtön – et de caravanes au long cours, Karakorum, « l’Anneau noir », fut le grand centre économique et culturel du nord-est des steppes. Preuve du dynamisme économique et religieux de la branche septentrionale de la route de la soie, dans les années 1250, on y respectait Bouddha, on y vénérait Allah et on y demandait pardon au Dieu des chrétiens nestoriens.
C’est sur les traces de Guillaume de Rubrouck, sujet du roi de France, de passage à Karakorum au XIIIe siècle, que nous nous apprêtons à pénétrer au cœur des montagnes du Khangaï. Auparavant, il nous fallait réaliser un vieux rêve : suivre le cours de l’Orkhon vers l’aval, c’est-à-dire vers le nord, pour gagner à cheval Kharabalgas, « la ville noire », l’ancienne cité-forteresse ouighoure. Puis, attendre le crépuscule pour, une fois les ruines noires étudiées, quitter les lieux au galop, en hurlant et cravachant nos montures de plus belle. Parce que le lendemain il faudrait à nouveau peiner sous le soleil, ce soir-là, le crépuscule devait avoir pour parfum celui de la steppe et pour couleur le rouge cramoisi du ciel.
La brise souffle à nouveau, faiblement, mais sa présence sait se faire sentir au dormeur recroquevillé dans l’herbe. La fraîcheur du matin et du soir laisse présager un automne précoce suivi d’un hiver rigoureux. « Le Naadam passé, les éleveurs se soucient du travail restant à accomplir avant les mauvais jours », nous disait Nara. Effectivement, le mois d’août est à peine entamé qu’on s’affaire. Ici, une mère de famille foule le feutre d’un tapis de selle ; là, on assouplit par frottement une lanière de cuir d’une vache fraîchement abattue et, sur les bords de la rivière Tamir, on construit une étable. Ses murs de rondins colmatés avec du crottin protégeront les moutons et les chèvres de la bise glaciale ; le foin séchant sur le toit isolera les bêtes de la neige et les nourrira lorsque l’herbe sera prise par la glace. Pour l’instant, les lieux n’abritent que nous.
Ici, point de porte, de bordure de champ, de lisière, de fin de chemin, de barrière à franchir, d’orée à dépasser. On entre dans la steppe comme dans un rêve, sans réellement s’apercevoir où elle s’arrête, où elle commence. De même qu’on « entre au désert », on foule en effet la steppe, lieu ouvert auquel notre vision réduite de l’espace s’adapte mal. Et c’est dans cette immensité que jaillissent des points très précis où le regard, rendu perçant par la rudesse de l’espace sans borne, doit se poser, patiemment, longtemps. Dans ces lieux, l’infiniment détaillé rencontre le gigantesque. Face à l’immense et au microscopique, il faut adopter une autre vision. L’apprentissage est long, mais la marche est une méthode efficace, une rééducation.
Ici, point non plus de temps réglé et minuté, ponctué et systématisé. Nos « tic-tac », « bip-bip » et autres « dring-dring » ne taillent leur place dans ce monde qu’en troublant l’harmonie qui y règne, l’ordre millénaire établi. Miracle de la nature, la minute a beau ne durer toujours que soixante secondes, un temps bien plus long, plus savoureux – presque velouté – règne en maître, un temps dont les seules limites sont la venue des étoiles et l’avènement du jour.


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