À pied à travers la Mongolie (I)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2001 la Mongolie d’est en ouest.


6. À pied au pays du cheval


Le cheval se révèle être, paraît-il, un merveilleux compagnon de route, alliant sérénité, robustesse et prestance. Il supprime le poids du bagage et emmène le voyageur sur son dos plus loin que ses rêves le lui laissaient espérer ; de plus, les liens tissés entre le cavalier et sa monture confèrent au voyage un véritable attrait. Alors pourquoi voyager à pied au pays du cheval ? Certainement parce que « Vous êtes borné, Alaux ! », comme me le rappelait en hurlant un supérieur lors de mon service militaire. Mais l’argument est trop facile et tout juste digne d’un troufion. Cherchons plus loin la réponse à cette question qui, encore, me sépare du sommeil ! Les moyens de déplacement se multiplient et, la technologie aidant, il ne se trouve pas une montagne, pas une mer, qu’on ne saurait franchir accompagné de sa tendre épouse.
L’équitation et la marche restent cependant parmi les derniers moyens traditionnels d’arpenter la terre. Leur survivance même est un défi à la modernité, un affront aux yeux de ceux pour qui le progrès est avant tout technologique, et le voyage, une affaire de rapidité. Si je préfère la lenteur et le calme du pas équin au confort et à la sécurité de l’automobile, je ne peux, à l’heure actuelle, me résoudre à découvrir la Mongolie autrement qu’à pied. Je ne sais si cela est dû à une personnalité trop terre à terre, dépouillée de sensibilité ou mal éduquée mais, du reste, enfourcher un canasson représente à mes yeux une affaire compliquée, réservée à un petit groupe d’initiés. Comment, d’ailleurs, pourrait-il en être autrement alors qu’une histoire millénaire a fait du cheval la monture des élites en Europe ? Peut-être, mes frères, devons-nous attendre que « son règne vienne » et que l’ordre social soit bouleversé pour changer de moyen de locomotion et nous emparer de celui de nos chefs ? Ne rêvons pas ! Pour l’instant, le menu peuple marche. De même que les pieds des princes ne foulent pas la fange, ceux des gueux n’ont pas leur place dans des étriers. Hormis pour quelques chanceux, le cheval ne fait pas partie de la culture des jeunes citadins européens.
Pourquoi irais-je alors me forcer à adopter un animal dont j’ignore tout ? À défaut d’autre chose, je vais à pied. Lors de mes premières randonnées, aller à pied revenait avant tout à me plier à une injonction liée à ma condition sociale, aucun autre moyen de me mouvoir ne s’offrant à moi. Toutefois, je fis de cette ordonnance une liberté, un état d’esprit, presque un art de vivre. La démarche entreprise avait alors pour but de distinguer ma marche des autres marches, ma vie de celle des autres. C’était un choix, celui d’observer la nature et la vie comme ne le faisaient plus mes proches, comme je ne l’avais jamais fait.
J’écris ces lignes quelque peu bouleversé, couchant sur le papier des sentiments qui, certes ont été miens, mais ne m’animent plus. Il y a trois semaines encore, en bon randonneur aux jambes solides mais à l’esprit obtus, j’avais de telles pensées. Mais voici que je renie mes principes, tourne le dos à des certitudes et me surprends à regarder les chevaux d’un œil chaque jour plus intéressé. Après tout, un cheval, ce n’est peut-être pas si mal, me dis-je en silence. J’entends déjà les adeptes de la marche s’esclaffer devant un tel constat d’échec : nous manquons d’eau et les distances entre les puits sont trop longues pour n’être parcourues qu’à pied. Les jours à venir donneront raison à certains et tort à d’autres. Peu importe, la qualité première du voyageur réside dans sa faculté d’adaptation au changement et non dans son entêtement. J’aurai peut-être recours à un cheval de bât, mais dans ma tête, rien ne change. La Mongolie reste un pays à approcher lentement, modestement, de même que les Mongols, riches d’une culture ancestrale.


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