La naissance de l’alpinisme



« […] La beauté des vues et des situations que nous avons remarquées dans ces lieux peu fréquentés mériterait bien d’être décrite par quelqu’un qui réunît à une imagination poétique, le goût de la peinture » (Relation d’un voyage aux glacières). William Windham, jeune aristocrate anglais qui faisait son tour d’Europe, est en 1741 le premier « touriste » à arpenter la vallée de Chamonix. Des militaires, des ecclésiastiques en mission et quelques commerçants s’étaient bien aventurés avant lui au prieuré, mais nul n’avait jamais eu l’idée d’aller aux « glacières » de Savoie par curiosité, encore moins par plaisir. Or voilà qu’un regard neuf voyait de la beauté où l’on n’apercevait auparavant qu’une laideur effrayante, et trouvait de la poésie à des reliefs dont seule apparaissait jusqu’alors l’hostilité. Le glacier des Bois n’était plus une terrifiante barrière de pointes et de crevasses, mais « un lac agité d’une grosse brise et gelé tout d’un coup », qui deviendrait la mer de Glace ; les pics ne menaçaient plus les têtes de leurs rochers branlants, mais « ressembla[ie]nt en quelque façon à des bâtiments d’architecture gothique ». La montagne moderne était née, du surgissement de la beauté verticale dans la conscience d’un jeune Anglais.
Dès lors, la découverte de « Chamouni » s’accélère et le village devient à la mode dans les années 1760 : les sites les plus pittoresques sont connus, le commerce des cristaux de roche se met en place, les auberges ouvrent les unes après les autres. Le peintre et poète Marc-Théodore Bourrit se fait le chantre de la vallée et l’historiographe des Alpes, publiant croquis et descriptions, et le physicien genevois Horace-Bénédict de Saussure, fasciné dès l’enfance par la « mère montagne », y arrive en 1760 et promet une récompense à qui trouvera la route du mont Blanc. C’est chose faite le 8 août 1786, lorsque le docteur Paccard, accompagné du guide Jacques Balmat (le premier à avoir, un an auparavant, passé une nuit seul sur les contreforts de la montagne), plante au sommet un bâton sur lequel flotte un mouchoir rouge. Saussure renouvelle l’exploit l’année suivante, avec Balmat et dix-sept guides chargés de matériel scientifique.
Avant le XVIIIe siècle, la montagne n’existe pas. Elle n’est qu’un obstacle aux communications, avec ses gouffres insondables qui effraient l’imagination et ses hauteurs toujours englacées qui dissuadent le pied et jusqu’au regard de s’y poser, création d’une nature si brutale que l’homme peine à y imprimer sa trace. Le petit âge glaciaire qui commença au XVIIe siècle, et qui fut responsable de l’avancée des glaciers et des crues de l’Arve, en augmentant les maux et les disgrâces de la région, fortifia l’idée que les vallées alpines étaient frappées de malédiction et leurs habitants abandonnés de Dieu. La montagne est si invisible que les sommets des Alpes ne sont toujours pas cartographiés avec exactitude, et leur altitude à peine évaluée. Il faut attendre 1744 et les travaux du géographe Pierre Martel pour avoir une description exacte des principales aiguilles de Chamonix, et ce n’est qu’en 1775 que sir Schuckbourgh donne une appréciation correcte de l’altitude du mont Blanc, qu’il estime alors à 2 451 toises, soit 4 779 mètres. L’évaluation entraîne l’identification : la « montagne maudite » devient « mont Blanc », l’âge des Lumières abolit des siècles d’appellation superstitieuse par la grâce d’un adjectif qualificatif relevant de l’observation rationnelle et non plus du fantasme et de la crainte. Il existe une conjonction historique entre le moment où les sommets furent mesurés et celui où ils furent enfin vus et nommés, entre leur reconnaissance comme objet d’étude scientifique et leur entrée dans un imaginaire pacifié.
Cette sécularisation du regard porté sur la montagne entraîne une attitude nouvelle envers ses habitants : ils ne sont plus les hôtes farouches de reliefs inhospitaliers, mais « des hommes assez civilisés pour n’être pas féroces, et assez naturels pour ne pas être corrompus » (Saussure, Voyages dans les Alpes, I, 1779). On perçoit l’influence de Rousseau et du mouvement romantique naissant dans cette appréciation teintée d’idéalisme. Adapté à son environnement, partie, pour ainsi dire, des montagnes qu’il habite, le Chamoniard semble avoir développé ou reçu en partage des qualités qui le rendent différent du citadin. Les récits de voyage dans la vallée de Chamonix popularisent des figures attachantes et pittoresques : le chasseur de chamois défiant les précipices, le cristallier arpentant les jardins secrets de la montagne, le maronnier (ou guide) aux jarrets solides deviennent les archétypes d’un peuple courageux, honnête et éclairé.
Dépossédée des croyances quasi magiques qui lui étaient attachées, la montagne est investie d’autres images : elle devient le lieu d’une beauté inédite en même temps qu’un terrain d’investigation scientifique. L’esthétique classique associait la beauté à l’harmonie, la paix et l’alliance de l’humain et d’une nature policée. Le XVIIIe siècle bouleverse ces critères, et substitue la nature sauvage et la verticalité des gravures de Bourrit aux paysages lisses et calmes du Lorrain. Les jeunes Européens incluent désormais dans leur « Grand Tour » les glaciers des Alpes au même titre que les pyramides d’Égypte, les temples grecs et les ruines romaines. Plus qu’un changement de perspective, c’est une véritable révolution culturelle qui s’opère : les dents hérissées des glaciers, le déferlement des avalanches, le fracas des torrents et les murailles de rochers ne sont plus rejetés dans les ténèbres de l’affreux, mais entrent dans une catégorie esthétique nouvelle, celle de l’horreur sublime, qui allie grandeur et effroi. Théodore Bourrit exprime bien cette beauté paradoxale, qui témoigne « n’avoir encore rien vu d’aussi riche en horreurs et en même temps d’aussi magnifique » que le glacier qui serpente au pied du mont Blanc. Les métaphores théâtrales et picturales abondent sous la plume des admirateurs de ces charmes nouveaux : « de grands spectacles de tout genre varient à chaque instant la scène », écrit Saussure, qui vante au spectateur de ces effets leur caractère à la fois « effrayant » et « délicieux » ; « cette vallée n’offre pas seulement des tableaux du genre terrible ; on en voit d’infiniment doux et agréables », observe encore le naturaliste, qui admire le contraste permanent que dispensent les paysages de montagne, mêlant glaciers tourmentés et riants alpages. L’émotion produite est si forte qu’il semble impossible de « faire passer dans l’âme du lecteur cette impression mêlée d’admiration et de terreur » : la montagne est, au sens propre, indescriptible. Sa beauté inhumaine est dans l’excès.
Pourtant, la séduction déjà romantique que les sommets exercent sur les esprits des Lumières ne prend jamais le pas sur la curiosité intellectuelle qu’ils inspirent. La contemplation des paysages du haut des cimes n’éveille pas que le sentiment du beau, elle « donne […] à penser au philosophe » ; elle fait réfléchir à l’origine et aux révolutions des éléments, et provoque « un océan de pensées ». « Ceux-là seuls qui se sont livrés à ces méditations sur les cimes des hautes Alpes savent combien elles sont plus profondes, plus étendues, plus lumineuses, que lorsqu’on est resserré entre les murs de son cabinet » (Saussure, Voyages dans les Alpes, I, 1779) : la fascination esthétique n’occulte pas les préoccupations du scientifique, qui trouve sur les flancs de la montagne une source perpétuelle de découvertes. Le géologue y peut « soulever un coin du voile qui couvre le mystère de [l’]origine [du relief] ». Le physicien y comprend le climat, car ces grandes chaînes « semblent être le laboratoire de la nature et le réservoir dont elle tire les biens et les maux qu’elle répand sur notre terre ». Le rationalisme de cette relation à la montagne, qui n’est plus enjeu mystique mais objet physique, est révélateur du phénomène de désacralisation qui marque le cours du XVIIIe siècle. La conquête des cimes devient l’expression de la pensée moderne, qui interprète le paysage en termes matériels et non plus spirituels. À peine arrivé au sommet du mont Blanc, rêve de toute une vie, Saussure n’adresse ni prière ni invocation, mais se dépêche d’« y faire les observations et les expériences qui seules donnaient quelque prix à ce voyage ». Du reste, le perfectionnement et la miniaturisation des instruments de mesure multiplient les possibilités d’observer sur le terrain, fût-ce au plus haut des pics. Baromètres, thermomètres, hygromètres et électromètres pèsent dans les sacs des guides, et sont transportés au sommet avec plus de précaution encore que les bouteilles de vin et la viande fumée. Ainsi le rapport à la montagne devient plus concret et aussi plus charnel, car c’est le corps tout entier que les ascensions sollicitent et mettent en danger, tandis que l’esprit s’enivre de l’attrait nouveau du risque et de l’aventure.
Les hommes des Lumières ont trouvé dans les Alpes les paysages qui satisfaisaient leur curiosité universelle et leur désir d’une vérité s’incarnant dans une réalité tangible ; qu’ils fassent le portrait d’un paysan savoyard, racontent leur chute dans une crevasse, détaillent un morceau de roche, décrivent la formation des glaciers ou s’abîment dans la contemplation d’un nuage flottant sur les cimes, c’est la même passion pour l’infinie diversité du réel qu’expriment ces inventeurs de la montagne.

Par Julie Boch
Texte extrait du livre : Appel du sommet (L’), Chemins d’étoiles n° 7
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