Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Scrogneugneu :

« Ce drôle de sobriquet, l’ours le devait à Victor Bologov, mon ancien camarade de fac qui travaillait alors comme ingénieur des chasses dans une exploitation voisine de la réserve. L’animal rôdait vers le lieu-dit Beriozovka où des braconniers l’avaient tiré dans l’avoine. Pour inspecter le site, le garde-chasse en appelait à des spécialistes de la réserve. À l’examen, il s’est avéré qu’il s’agissait d’un gros ours à l’empreinte palmaire large de 16 centimètres. Le pistage faisait apparaître qu’il était blessé à la patte antérieure gauche : il s’appuyait faiblement dessus et la posait de biais.
Un an plus tard, une alerte était donnée à la réserve : dès que des cueilleurs de champignons se montraient du côté de Beriozovka, un ours grognait dans les bois. Une fois sur place, j’ai trouvé le fautif. Une empreinte palmaire de 16 centimètres, une patte gauche de guingois… le blessé de l’année d’avant ! Ayant décidé de le suivre à la trace, j’ai passé une semaine entière dans la forêt. Scrogneugneu rayonnait loin. Il fréquentait les bords de champs d’avoine des villages de Beleïka, Vyssokoïé, Kovaliovo. Mais au lieu de se réfugier dans la fraîcheur des bois pour le repos du jour, comme le faisaient les ours normaux, il allait dans les boulaies claires. Du fait de cette bizarrerie, les cueilleurs de champignons étaient tombés dessus à plusieurs reprises dès l’automne venu.
Qu’un ours rôdât dans les terres du sovkhoze Vyssokoïé en grognant dès qu’il voyait du monde alimentait la rumeur à des verstes à la ronde. Les alertes pleuvaient à la réserve, faisant état d’un “ours terrible”. Moi-même ne pouvais jurer que Scrogneugneu, après avoir été “décousu” par des braconniers, ne ferait de mal à personne. Mais les pluies d’automne sont venues, continuelles, insidieusement chassées par l’hiver, et l’inquiétude est retombée d’elle-même.
Le printemps a commencé par un “réjouissant” coup de fil du sovkhoze de Vyssokoïé : un ours avait traversé le village à l’aube, renversant au passage un tonneau vide de désinfectant devant chez le vétérinaire et mettant tous les chiens en furie ; avait poussé deux grognements et s’en était retourné dans la forêt.
J’ai foncé au sovkhoze. Comme il fallait s’y attendre, c’était signé Scrogneugneu. Toute la journée durant, j’ai marché sur ses traces. Rien de notable à part sa visite matinale au village. Au soir du deuxième jour de pistage, j’avais déjà localisé son domaine vital. C’était une vaste zone de coupe en voie de reboisement, où personne n’avait mis les pieds depuis dix ans. J’y ai pris mes quartiers en plantant ma tente. Pendant quatre jours, j’ai parcouru l’ancienne coupe en mettant mes pas dans mes propres pas, toujours par le même circuit, ceci pour familiariser l’ours avec ma présence sur son territoire. Ce procédé, qui avait déjà fait ses preuves dans la réserve, me permettait d’observer le comportement de l’animal au centre de mes préoccupations.
Au troisième jour, j’ai constaté que l’ours me suivait à la trace. Au cinquième, alors que je marchais les yeux rivés au sol pour mieux scruter ses empreintes, j’ai prêté l’oreille à une sorte de clappement de langue, faible mais distinct. J’ai levé la tête. Scrogneugneu était là, tranquille, à une vingtaine de pas, planté sur la piste. L’ours ne bougeait pas, seule sa truffe noire trémulait : il éventait. Je me suis statufié à mon tour, la main sur la crosse de mon fusil en bandoulière. Point de peur. Mais la proximité de l’énorme animal irradiait une force magique qui m’ensorcelait de la tête au pied. Lui et moi nous regardions. Quelques secondes seulement, mais Dieu qu’elles m’ont paru longues ! La bête a poussé un soufflement, en plusieurs fois, s’est retournée lentement et, levant haut les pattes d’une façon presque contre nature, a “nagé” sans bruit vers l’épais sous-bois d’une aulnaie. À peine entrée dedans, elle a disparu. Longtemps campé sur mes deux pieds, j’ai tenté de la suivre à l’ouïe. Rien. De quelle manière un ours aussi lourd, aussi énorme, avait-il pu s’éclipser sans émettre le moindre son dans un taillis de jeunes arbrisseaux jonché de branches mortes après la coupe ? Je ne saurais le dire. Dans la nuit, un ours a tourné autour de ma tente. Au matin, j’ai compris à ses traces que c’était Scrogneugneu.
Ce printemps-là, j’ai fait trois rencontres supplémentaires avec Scrogneugneu, mais il ne m’a pas laissé approcher à moins de 50 mètres. Un temps immobile, il poussait un grognement et disparaissait. Au village de Kovaliovo, Scrogneugneu a récupéré trois veaux crevés qu’on avait jetés de l’étable. Il les a traînés dans les bois pour les y manger. Nul ne s’en est inquiété, mais les vachers savaient que les veaux avaient été emportés par l’ours.
Enfin tiède, le printemps a chassé du bois les dernières neiges. L’herbe a percé dans les clairières, et Scrogneugneu s’est envolé. Mais à l’été, il a refait parler de lui. Quatre bûcherons ont été envoyés couper du bois pour le sovkhoze de Vyssokoïé. Après avoir travaillé sans problème durant plusieurs jours sur l’aire de coupe qu’on leur avait affectée, ils ont changé de secteur. La tronçonneuse Droujba à peine démarrée, un rugissement d’ours a retenti. Les ouvriers n’ont pas compris tout de suite de quoi il retournait. Ils ont arrêté la tronçonneuse. Nouveau rugissement dans les fourrés. Alors les moujiks, qui n’avaient pas froid aux yeux, se sont mis à crier et à cogner de la hache sur un tronc d’arbre pour mettre l’ours en fuite. Mais une grosse tête pleine de poils a pointé d’entre les buissons, et l’animal de faire rouler une basse si terrible que les bûcherons ont détalé dare-dare. Coup de fil du sovkhoze à la réserve : “Bande d’obsédés de la protection ! C’est de la faute à votre réserve ! Les ours prolifèrent maintenant ! On ne peut même plus travailler correctement dans la forêt !”
J’ai été dépêché sur place pour démêler le pourquoi du comment. Une vache crevée avait été enterrée à l’automne sur les lieux de l’incident. Or, Scrogneugneu avait déjà goûté du bovin près des étables. Et ça lui avait plu. Puis il était tombé sur la vache, l’avait déterrée et à moitié dévorée quand les bûcherons sont arrivés, qui ont troublé son festin. Apparemment, il n’était pas décidé à leur abandonner sa proie sans se battre. C’était un avertissement sérieux : l’ours avait perdu sa peur instinctive de l’homme. La décision a donc été prise de l’abattre à l’automne, lors de la chasse à l’avoine, sauf urgence d’ici là.
L’été s’est déroulé sans heurt. Puis Scrogneugneu est allé à l’avoine. L’ingénieur des chasses Victor Bologov et moi-même l’avons pisté afin de déterminer l’emplacement des perchoirs d’affût. Deux chasseurs sont arrivés de Moscou. Nous les avons briefés en insistant sur le fait qu’il s’agissait là d’un ours particulier, malin et méfiant. Les armes ont été vérifiées. C’étaient de puissants fusils qui devaient faire mouche à tous les coups, du moins le pensions-nous. Là-dessus, nous avons conduit les chasseurs à leurs postes. En vain avons-nous attendu les tirs, assis au bord du champ d’avoine. La nuit est venue. Un bang a retenti à l’autre bout du champ, et les pétales lumineux d’une fusée éclairante ont flotté dans le ciel noir – signe qu’il fallait faire descendre les chasseurs de leurs arbres. Il s’est révélé que l’ours s’était bien montré près de l’avoine et même sous les perchoirs, mais sans entrer dans le champ.
Au matin, une fois les chasseurs repartis, nous sommes allés sur le terrain pour analyser la cause de l’insuccès. Et là, surprise : sous un perchoir traînait un papier journal avec des miettes de pain et une peau de saucisson. Le chasseur avait cassé la croûte à son poste… Nous étions fumants de colère. Plusieurs jours d’un travail délicat et minutieux réduits à néant par la goinfrerie d’un gros lard de fonctionnaire… Mais nous n’avions personne à qui exprimer notre indignation : à l’heure qu’il était, les chasseurs devaient approcher de Moscou dans leur voiture.
Bien sûr, maintenant que Scrogneugneu avait vu des hommes et entendu un tir de fusée, il allait se méfier. Une semaine plus tard, nous l’avons retrouvé à 3 kilomètres de là. Il pâturait deux ou trois heures au plus noir de la nuit et quittait le champ avant l’aube. On ne pouvait désormais lui faire la chasse que par pleine lune, circonstance plutôt rare à l’automne. À plusieurs reprises, nous l’avons entendu près de nous, mais sans le voir. Renonçant à tirer un autre ours, nous avons annulé la licence de chasse délivrée exprès pour lui.
Or, l’année suivante, Scrogneugneu était déchaîné. Au début du printemps, à peine sorti de sa tanière, il a tenté de faire sauter le cadre de la fenêtre d’une écurie. À l’intérieur, un cheval a lancé des ruades en réveillant son maître qui dormait dans la maison attenante. Voyant un homme surgir dans la cour, l’ours a rugi. Le bonhomme affolé a couru à son fusil. Le temps qu’il revienne armé sur le perron, l’autre avait disparu.
Je me suis rendu à Toud où j’ai pu établir, au vu des empreintes, que l’attaque de l’écurie était signée Scrogneugneu. Les migrations de cet ours me stupéfiaient : il pouvait se montrer à différents moments dans des villages distants d’une vingtaine de kilomètres les uns des autres.
Ce printemps-là, deux autres rencontres ont été signalées entre des hommes et Scrogneugneu. Une fois, deux employés de la réserve sont allés chasser les bécasses qui croulaient au lieu-dit Stolovaïa. Au soir, après un coup de feu, l’ours s’est approché du chasseur en grognant. L’autre a réagi par un cri, et l’animal s’est arrêté. Sagement, les hommes sont rentrés chez eux. Le surlendemain, deux citadins venus chasser le grand tétras à Oustinka ont été harcelés par l’ours. Au moment où ils arrivaient sur le lek (avant l’aube), le plantigrade s’est mis à grogner. Un coup de feu l’a éloigné, mais le râle a continué au fond d’un bois. En désespoir de cause, les chasseurs ont quitté le lek pour regagner leur bivouac. Là, ils ont trouvé un sac à dos en lambeaux et les reliefs dispersés d’un feu de camp. Un coup de Scrogneugneu, j’en étais sûr.
Le même printemps, il a rôdé plusieurs fois autour des étables de Kovaliovo et Mokhoïarovo (“Ravine-à-Mousse”). Mais il en est reparti bredouille. Alors il s’est introduit dans la cour d’une maison du village de Poustoïé Podliéssié (“Sous-Bois-Vide”) en brisant l’échalier. Sous les aboiements du chien fou furieux, il a détruit deux ruches et tenté d’emporter la troisième après l’avoir renversée. Mais, inquiété par les cris du maître de maison aussitôt sorti de chez lui, il a poussé un grognement et regagné la forêt sans hâte en repassant par la brèche qu’il venait d’ouvrir dans la clôture. Le surlendemain, j’ai tenté de le retrouver près des lieux du pillage, mais ses traces menaient vers d’anciennes zones de coupe et, de là, vers la réserve. Puis Scrogneugneu n’a plus donné de nouvelles pendant longtemps. J’ai pensé que le propriétaire des ruches l’avait blessé d’un coup de fusil, mais l’autre se récriait avec tant de force que j’ai fini par le croire.
En juillet, c’est le directeur de la réserve qui nous en a appris de belles. En roulant sur une route de débardage, en pleine forêt, il a vu surgir deux vieilles femmes qui, à la vue de son véhicule, ont fait des moulinets avec leurs bras et se sont littéralement jetées dessus. Dès qu’il a stoppé, elles sont montées dedans, tout essoufflées. Muettes, elles haletaient. On les sentait aux abois. Avant qu’elles ne recouvrent leurs esprits, le directeur a dû leur demander plusieurs fois ce qui leur était arrivé. Puis elles se sont lancées dans des explications à qui mieux mieux, en gesticulant, à pleine voix. C’était à qui couperait la parole à l’autre. Il n’en est pas ressorti tout de suite que leur frayeur avait été causée par un ours. En quittant les taillis où elles avaient cueilli des framboises, elles étaient tombées dessus. À quelques pas d’elles, il avait rugi ! Alors, lâchant les paniers, elles avaient filé vers la route au moment où passait la voiture. Le directeur leur a bien proposé d’aller récupérer les paniers, mais les pauvres vieilles ont répondu niet en se collant au siège de plus près.
Soupçonnant Scrogneugneu, je me suis aussitôt rendu sur place. J’ai trouvé deux paniers en rotin renversés sur une sente forestière, une mine rutilante de fruits rouges et des empreintes d’ours nettement imprimées : 16 centimètres de largeur palmaire, clopin-clopant de la patte avant gauche. L’animal n’avait pas touché aux framboises, mais avait marché en plein sur la montagne de fruits de sorte que le jus gorgeait l’empreinte, soit qu’il eût marché dedans par hasard, soit qu’il eût ainsi voulu faire valoir ses droits d’ours.
Comme cela n’augurait rien de bon, je m’apprêtais à lui faire la chasse. Malgré tout le mal que les hommes lui avaient causé, Scrogneugneu continuait de pâturer dans l’avoine. Et pourtant, plus d’un ours de ma connaissance avait à jamais renoncé à y aller paître après y avoir été blessé. Mais Scrogneugneu, lui, n’en avait cure. Ce faisant, toutefois, il manifestait une extrême prudence et allait souvent d’un champ à l’autre. Apparemment, il ne pouvait plus se passer d’avoine. J’ai inspecté tous les champs environnants et repéré les traces de son passage. Bref, je ne le lâchais plus d’une semelle. Deux semaines durant, lui et moi avons joué à cache-cache. Par huit fois je l’ai guetté là où je pensais qu’il viendrait. Et il venait. Il contournait le champ, marquait un arrêt dans les bois, faisait craquer quelques branches et s’en allait. Le lendemain, je me remettais sur ses pas. Un jour, en examinant ses empreintes, j’ai découvert qu’il s’était rendu sur la route qui menait à l’avoine où il pâturait. Il y avait là toute une ribambelle de traces. Je me suis dit qu’il avait cherché à discerner les marques olfactives laissées par les hommes afin d’identifier les miennes, ce qui n’a pas tardé à se confirmer : là où j’avais quitté la route pour aller au milieu de l’avoine où j’espérais le surprendre, Scrogneugneu avait “apposé sa griffe” sur mes pas en écrasant mes traces.
Un soir de pleine lune, je me suis installé confortablement sur un perchoir pour guetter le passage de Scrogneugneu entre deux champs. Ayant calculé toutes les variantes possibles d’apparition de l’animal à portée de mon juchoir, j’étais venu par les bois, contre le vent, là où il n’existait aucune piste d’ours. Vers minuit, tout près de moi, un rugissement a tonné. Scrogneugneu ! Il s’était approché dans un silence absolu, sans faire craquer la moindre branche. C’était le cri bas et chevrotant d’un vieux birbe mécontent, courroucé. Là-dessus, il s’en est allé en cassant ostensiblement toutes les branches qu’il accrochait sur son passage, façon de me signifier qu’il avait gagné. Il savait où j’étais. Je n’ai pas compris tout de suite que nous étions devenus deux rivaux : d’un côté, l’ours et sa vie ; de l’autre, ma propre personne de chasseur et d’expert ursin.
Alors, changeant de tactique, j’ai gagné notre avant-dernière partie qui a bien failli lui être fatale. J’ai renoncé à le guetter dans les champs, sachant pertinemment qu’à l’avoine j’étais perdant. J’ai renoncé aussi à m’approcher de sa reposée de jour : par deux fois je l’avais pisté, mais il ne s’était pas laissé surprendre. Désormais, je me faisais fort de l’intercepter sur le chemin qu’il prenait pour aller à l’avoine. Armé d’une carabine, je me retranchais à quelque 100 ou 120 mètres de son passage. Je savais déjà qu’il s’y rendait avant le crépuscule pour ne pénétrer dans le champ qu’à la nuit tombée. J’ai passé deux soirs de suite à le guetter en vain : il avait pris d’autres voies. Au matin, en visitant ses pâtures, j’ai pu m’assurer de sa constance. Alors j’attendais le soir. Mes visites du matin à l’avoine ne l’alarmaient guère. Depuis que je le connaissais, je savais que Scrogneugneu n’allait jamais au champ par le même chemin.
Le troisième soir, je me suis installé au même endroit que les jours précédents. J’ai pris mes aises sur une vieille souche d’où j’avais meilleure vue qu’au ras du sol. Le soleil était à peine couché que j’ai entendu des branches craquer dans une étroite coulée qui passait sous mon nez. Quelqu’un arrivait à vive allure. L’ours n’aurait pas couru aussi vite, sauf en proie à la peur. Et puis je ne l’attendais pas là, mais plus loin, sur la piste que je ne quittais pas des yeux. À l’évidence, des sangliers approchaient. À toutes fins utiles – on ne savait jamais –, j’ai déverrouillé la sûreté de ma carabine. Une minute plus tard, j’ai vu se profiler la silhouette bossue d’un gros verrat. Entre deux troncs de bouleaux, une autre ombre a filé. La coulée passait à 2 mètres de ma souche, et j’ai choisi de ne pas bouger pour voir jusqu’à quel point un sanglier pouvait s’approcher d’un homme embusqué. À 5 mètres de moi, le suidé a stoppé net. Seules tremblaient légèrement les pointes de ses oreilles bien dressées. Il menait à sa suite une ou deux bêtes que je n’ai pu discerner, ensorcelé que j’étais par la proximité du grand porc. L’instant d’après, le verrat a grommelé si fort que l’air en a paru secoué. Et de foncer ventre à terre dans le sous-bois sans regarder son chemin. Plus loin, il a émis encore quelques soufflements. Les bêtes ont fait crépiter les fourrés, et place au silence.
Étourdi par la rencontre imprévue, j’ai bloqué la sûreté et posé la carabine sur mes genoux. À en juger par le comportement du verrat, on pouvait déduire que, sans me voir, il avait “saisi au vol” une odeur d’homme. Interdit, il s’était figé sur place ; puis, pris de peur, avait détalé à l’aveugle. J’en ai conclu qu’après un tel ramdam de sangliers, Scrogneugneu n’emprunterait pas ce passage. Je m’apprêtais donc à me lever de ma souche quand, soudain, j’ai vu un corps d’ours se dandiner dans la coulée. Scrogneugneu marchait droit sur moi dans les pas des cochons ! Aussi calmement que possible, j’ai levé ma carabine et braqué le canon dans un jour qui se faisait entre deux arbustes, à une quinzaine de pas, en attendant de voir sa silhouette “nager” dans l’interstice. Quand ma mire est tombée sur la base de son encolure, j’ai pressé mollement la queue de détente. Dans la tension, j’ai senti mon doigt craquer. La sûreté ! Aussitôt, je l’ai déverrouillée. Que cela ait fait du bruit ou pour une autre raison que j’ignore, l’animal s’est écarté d’un bond et, écrasant tout sur son passage avec force craquements, a détalé à fond de train. Maintenant que Scrogneugneu avait été pris de court, il partirait loin et se tiendrait longtemps caché. De cela, je pouvais être certain.
Cette année-là, je n’ai pas rempli ma mission : Scrogneugneu était toujours vivant. Mais j’étais content d’avoir déjoué la ruse du vieil ours, quand bien même cela se fût produit par hasard et en dehors du plan ourdi par mes soins. La chasse à Scrogneugneu m’avait coûté cher : des nuits blanches, des heures passées sous la pluie, des matins frisquets, des journées d’automne si courtes que je n’arrivais pas à le pister jusqu’au bout avant le soir et qu’il me fallait recommencer le lendemain…
Mais là n’est pas la fin de l’histoire de Scrogneugneu. Le printemps et l’été se sont passés sans encombre. Pas une trace de l’ours. Nulle part. J’ai même fini par croire qu’il était tombé sous la balle d’un chasseur. Or, à la fin du mois d’août, le directeur de la réserve me convoque et m’annonce qu’un ours a grogné sur des ramasseurs de champignons du côté de Stolovaïa. Puis le tour est venu des botanistes qui avaient là-bas leurs cultures expérimentales. En effet, l’ours avait labouré les plates-bandes clôturées de fils, étalé ses déjections là où les hommes prenaient ordinairement leurs repas, fait cliqueter ses crocs et poussé quelques rugissements. Résultat, les botanistes avaient dû débarrasser le terrain. Inspection faite des parages, j’ai trouvé des traces de Scrogneugneu qui n’était pas revenu de toute la semaine.
Au lieu-dit Stolovaïa étaient recensés deux ours mâles et une mère avec ses deux petits. Ils allaient pâturer dans un champ d’avoine semé spécialement à cet effet dans une zone protégée par la réserve à l’extérieur de son périmètre. Il y avait là deux miradors pour les observations. Mission m’a été assignée d’abattre Scrogneugneu en le guettant sur le champ expérimental. Trois nuits de patience à l’affût sur le mirador. J’ai cru discerner Scrogneugneu dans l’obscurité, mais faute de certitude, je n’ai pas fait feu : je craignais d’en abattre un autre. Au quatrième soir, alors que la pénombre s’infusait dans la forêt et que l’avoine mûre paraissait jaune clair sous les rayons du ponant, j’ai vu surgir de l’autre bout du champ, à 130 mètres (j’étais sûr de la distance), Scrogneugneu qui marchait sans peur ! C’était tellement inhabituel que, n’en croyant pas mes yeux, je l’ai observé à la jumelle. Oreilles rondes sur une tête surmontée d’un haut front, gueule tranquille, égrenage appliqué et méthodique des tiges d’avoine… tout en lui dénotait quiétude et béatitude. À bien l’observer, on avait peine à croire que cet animal paisible était capable de rugir sur des hommes et de menacer leurs vies. On aurait dit un ours comme un autre. Je me suis signé en implorant son pardon, j’ai levé ma carabine, visé un point vulnérable dans la lunette et fait feu. Le tir a déchiré le silence. L’ours s’est cabré brutalement, a regardé alentour d’un air ahuri et s’est enfui furieusement dans la forêt. Quelques bruits de branches, et le calme est revenu. Seul un animal parfaitement valide pouvait se conduire ainsi après un tir. Comment l’avais-je raté ? J’en restais coi.
De retour au domaine central de la réserve, j’ai pu établir que la visée optique s’était déréglée. Le temps que je roule vers Stolovaïa au volant d’un GAZ-66, ma carabine avait été ballottée, d’où le désajustement de la lunette. Un désagrément de même nature qu’avec le haut dignitaire allemand, et avec la même carabine, pour la deuxième fois… J’étais immensément contrarié. Mais l’invraisemblable s’est produit. Depuis lors, Scrogneugneu a complètement disparu de la circulation et n’a plus jamais commis de pillage. Il n’y avait donc plus lieu de lui faire la chasse. Six années durant, l’animal a été recensé vers les lieux-dits Triokhzmelnaïa Yama (“Fosse-aux-Trois-Terres”) et Stolovaïa. Invariablement, il allait hiverner dans le secteur 90 de la réserve. C’était un ours facilement reconnaissable avec sa patte gauche qui le faisait boiter fortement, et les zoologistes le distinguaient sans peine des autres gros mâles.
Pour moi, Scrogneugneu restera le type même du voyou des bois avec son âme de brigand intrépide et son esprit calculateur, toujours sur le fil d’une mort certaine, mais sans jamais franchir la ligne. Puis la bête s’est assagie, elle a pris sa retraite au fond de la forêt, loin des hommes et de leur sempiternelle agitation. Pour y mourir, sans doute, de sa belle mort. »
(p. 403-413)

La mort du maître (p. 229-236)
Une vie de loup (p. 485-494)
Extrait court
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