Collection « Compagnons de route »

  • Robert Louis Stevenson
  • Henry Miller
  • Antoine de Saint Exupéry
  • Abbé Pierre
  • Panaït Istrati
  • Joseph Kessel
  • Stanley Kubrick
  • Vladimir Vyssotski
  • Ernest Hemingway
  • Blaise Cendrars
Couverture
Introduction – À la rencontre du lion :

« À l’armée, on obéit. À un colonel comme à un simple maréchal des logis. Alors j’ai obéi lorsque l’un de ceux-là m’a ordonné : “Alaux, toi qui fouleras bientôt les grandes steppes, ce livre est pour toi, lis-le !” Voilà comment on m’a virilement initié à Kessel, au camp de Satory, où lui fut incorporé en 1917 et moi vingt ans après sa mort. Cet homme, j’en savais le nom : mon frère et un oncle, pilotes militaires, connaissaient L’Équipage et Mermoz, et mon père, gendarme, L’Armée des ombres. Moi, en revanche, je n’avais même pas lu Le Lion à l’école et entonnais Le Chant des partisans en ignorant tout de son auteur. Mais il semblait écrit, selon les lois de la famille et du destin, que notre rencontre dût avoir lieu sous les drapeaux. Peu après, “dégagé des obligations militaires” comme on dit, je m’élançais pour six mois de marche à travers les étendues mongoles : isolement, éloignement, aventure… Si mon goût de l’engagement initiatique et de l’effort rédempteur fut à ce point comblé, c’est parce que, dans le sac à dos, j’avais pour livre unique celui que m’avait conseillé l’insolite soldat de Satory, Les Cavaliers.
Six mois livré aux humeurs du monde, gorgé d’immensité, forgé par l’épreuve, vivant avec la voracité de celui qui risque tout à chaque pas. Six mois à m’imprégner de la vie nomade que Kessel découvrit un jour de 1919, en Chine, devant les peintures que le Russe Alexandre Iacovlev rapportait du plateau mongol. Six mois à lire et relire Kessel à la chandelle dans les solitudes du Gobi, à l’abri d’une bergerie de l’Altaï, à la belle étoile malgré le gel ou près du feu de camp, bercé par le hurlement des loups. Et à chaque bivouac, sans exception, alors que bruissaient les souffles de la steppe, j’eus par la lecture le sentiment de vivre une épiphanie.
Durant les huit à dix heures d’effort que j’accomplissais jour après jour, m’inspirant peut-être des yacks aperçus en chemin, je ruminais les pages tournées la veille. Et voilà que je vis dans les ruines d’un kolkhoze le caravansérail de l’Hindu Kush. Les lutteurs mongols avec qui je combattais se muèrent en tchopendoz et les nomades kazakhs en bergers afghans. Les caravanes de chameaux et les troupeaux qui se profilaient à l’horizon devinrent ceux des Pashtouns. Et la dombra de Nijaz, elle chanta pour moi dans les mains d’un pâtre beau comme le jour. Guardi Guedj lui-même et Ouroz sur son étalon bai cerise, je pense les avoir croisés. Comme si la vie me donnait sa part de roman. Pas un torrent franchi à gué ni un col en montagne, pas un hameau ni une yourte face auxquels le livre ne se rappelât à moi. Mon voyage se peuplait d’êtres issus d’une épopée et s’éclairait d’une bien étrange lumière : au cœur du désert, j’avais faim parfois, soif chaque jour, peur dans l’adversité, mais si je tremblais, c’était de tendresse ou d’angoisse pour Ouroz et Mokkhi. Mes peines s’estompaient devant les leurs. Grâce à eux, je ne lâchais rien, je ne cédais point, je ne baissais pas le regard. Quand, ivre de rencontres ou saturé du vide du Gobi, je n’en voyais plus la beauté, je relançais mon feu intérieur par la lecture. Et comme si ce livre avait renfermé ma boussole affective, la magie renaissait – la littérature porte en soi bien des miracles ! C’est pourquoi j’ignore si, sans ce voyage, j’aurais aimé Kessel, tout comme si, sans lui, j’aurais lié mon destin aux steppes avec une telle ferveur.
À l’époque, mon désir d’aimer ne trouvait pas son achèvement dans la présence d’une femme mais dans celle de mon camarade. En Mongolie, lui et moi allions comme des frères, marchant d’un même pas, liés par une connivence éprouvée jusqu’à l’os et décapée de tout artifice : nous n’avions sur la route que la liberté de vivre pleinement notre amitié. À partager le même fromage séché et le même oignon sauvage quand la faim nous tenaillait, à boire la même eau saumâtre des puits du Gobi, à endurer les mêmes souffrances et tendre la main vers le même couteau quand la peur nous réveillait, nous étions aussi forts qu’un poing fermé. Des conditions de vie bien difficiles en vérité mais idoines pour découvrir Kessel : l’amitié était pour lui un mot sacré.
De cette première lecture, je n’ai jamais oublié la flamboyance de l’émotion. Et rentré de voyage, j’ai dévoré les quatre-vingt-cinq volumes de Kessel – une aventure en soi. En chacun j’ai trouvé un écho démultiplié de l’élan de ma jeunesse. Peut-être aussi un antidote qui soignait mon attraction/répulsion pour les thèmes chers à l’auteur. D’autant que la vie bouillonnant dans mon corps de 25 ans, sa verve attisait ma flamme : ses livres ne retranchent pas dans un univers romanesque coupé de la réalité ; ils font émerger de soi-même, ouvrent au monde, fortifient l’amour de l’autre.
Qui avais-je lu jusqu’alors ? Kipling, London, Loti, Monfreid, Saint Exupéry, ce qu’on appelle souvent avec dédain de “la littérature de garçon”. Depuis, j’ai découvert bien d’autres plumes : Chatwin, Conrad, Hemingway, Londres… Tous ont des points communs avec Kessel. Mais c’est par ce dernier que, pour la première fois, je me sentis proche d’une œuvre littéraire et lus la biographie de son auteur – celle d’Yves Courrière dont le nom m’était familier depuis mes études d’histoire. J’y découvris l’écrivain dans sa démesure : romancier qui connut la gloire à 25 ans, journaliste, scénariste, aviateur, résistant, auteur d’un chant mondialement connu, voyageur, académicien, les mots manquent presque pour évoquer celui dont le premier talent est d’avoir eu la vocation de ce qu’il a entrepris. Kessel : un colosse à la santé de fer qui a du héros la gueule, la carrure et un destin difficile mais brillant sur des terres d’aventure. Quoique je l’aie lu trop tard pour l’admirer, son ombre me talonne : devenu éditeur et libraire de voyage, il m’est difficile d’éviter “la case” Kessel, et surtout, à chaque plongée dans la steppe, ses livres m’accompagnent. Les 7 000 kilomètres que j’ai parcourus à pied en Mongolie l’ont été à ses côtés : deux années de bivouac avec bien souvent ce guide pour seul compagnon. Dès lors, comment mon esprit pourrait-il se détacher de l’écrivain découvert dans le pays qui reste le lieu enchanté de mes plus vives aspirations ? Grâce à Kessel ou à cause de lui, il semble en vérité que je ne sois jamais revenu de mon premier voyage. Aussi fus-je à peine surpris, dans l’adaptation cinématographique de Belle de jour par Luis Buñuel, d’entendre le client asiatique de Séverine parler kalmouk – un dialecte mongol !
Écrire une vie, y entrer, est complexe même si le plaisir est déjà dans le défi de s’y lancer. Cette enquête, en quête de sens, tente de montrer les liens qui unissent Kessel à sa société, sa culture et l’histoire ; elle fut rendue joyeuse grâce aux travaux de Courrière et d’Alain Tassel, auxquels cet ouvrage doit beaucoup tant ils éclairent l’homme et son œuvre, tant ils dévoilent son horloge intérieure. D’ailleurs, par certains aspects de leur honnêteté intellectuelle, de leur acuité et de leurs efforts, ils se sont hissés à la hauteur de leur sujet d’étude. Toutefois, si comprendre un homme c’est en faire le tour physiquement, le surplomber par sa raison, est-il possible de pleinement comprendre Kessel ? Du moins peut-on le suivre dans ses aventures et découvrir ce que la vie signifiait pour lui : alors, en piste ! »
(p. 5-9)

© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.