Interviews


Tenant un moloch de l’espèce M. horridus, Punmu – région du Pilbara (Australie)
Année 2010
© Nick Anderson

Eddie Mittelette – Les faits boomerang
propos recueillis par Marc Alaux

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L’intérêt que vous développez pour l’Australie trouve son origine dans votre passion pour le boomerang…
Après avoir consacré mon adolescence à l’aviron, j’ai en effet été séduit par les qualités que le boomerang requiert : patience, partage, dextérité et endurance mais aussi connaissance technique car le lanceur accompli fabrique ses propres boomerangs. J’ai vite gravi les échelons nationaux, me suis classé parmi les dix meilleurs lanceurs français en l’espace d’une saison. J’ai intégré l’équipe de France et disputé la coupe du monde à Melbourne en 2000. J’avais 20 ans, ce fut déterminant : la danse cérémonielle exécutée par un Aborigène pour inaugurer la compétition fut l’élément déclencheur. Puis en 2009, j’ai financé mon premier voyage à vélo dans le bush en travaillant dans la fabrique artisanale d’une figure incontournable du boomerang, Roger Perry, pour lequel j’ai conçu pas moins de 10 000 modèles modernes. Fort de ces expériences, je me suis lancé sur les pistes du désert de l’Ouest avec mes boomerangs traditionnels, base d’un langage commun avec le peuple martu.

Lequel de vos deux voyages à vélo vous a-t-il le plus marqué ?
Le premier fut une initiation : 7 500 kilomètres à vélo notamment dans le Grand Désert de sable et les paysages fabuleux du plateau de Kimberley, sept mois de brousse dans d’éprouvantes conditions, dont la moitié passée dans les communautés de Warralong et de Punmu. Cette expérience marquante a déconstruit en moi l’image négative des Aborigènes, profondément enracinée dans une société australienne qui peine à assumer son passé colonial. Le deuxième voyage fut une plongée dans deux intimités : la mienne et celle de l’Australie. Pédaler depuis le cœur du pays jusqu’à ses confins désertiques occidentaux sur 3 500 kilomètres en trois mois d’isolement et d’efforts, sans moyen de communication, a été une aventure inoubliable. Au milieu d’une nature brute et singulière, j’ai ainsi pu séjourner chez les Luritja, les Arrernte et les Pintupi, derniers acteurs du nomadisme jusqu’en 1984.

Quel aspect de la vie quotidienne aborigène vous a-t-il ému ?
Parmi tous les faits qui m’ont marqué, je citerai particulièrement le rapport puissant qu’entretiennent les Aborigènes avec leur terre : la spiritualité bien sûr mais aussi tout simplement les brûlis sur Spinifex, la quête de nourriture dans le bush, la lecture des empreintes animales, la traque… Actuellement, la chasse leur garantit des apports indispensables dans un régime alimentaire malmené par l’apport des denrées occidentales. Participer à la traque d’un varan, à la cueillette des tomates sauvages, apprendre le riche vocabulaire qui dévoile la connaissance étendue qu’ont ces gens de la faune et de la flore m’a impressionné. Et j’admire la capacité des Aborigènes à trouver leur nourriture dans le désert. Il faut voir là l’héritage et le savoir-faire des Anciens, dont les ancêtres furent chasseurs-cueilleurs, et qui tentent de rapprocher les jeunes de cette nature prodigue. Espérons que les générations futures sauront la préserver et la valoriser.

L’expérience du voyage et de l’écriture sont-elles comparables ?
À mes yeux, les deux nécessitent un engagement total. L’épreuve de l’écriture comme celle du voyage vous fait endurer les affres de la solitude, du doute, de l’effort ; autant d’âpres circonstances qui forment pourtant le terreau de grandes exaltations. De surcroît, le désert peut s’apparenter à une page blanche ! En venir à bout impose de développer une sacrée volonté et d’avoir l’obsession du but à atteindre. Cela requiert une grande exigence envers soi-même, et l’idée d’abandon est inenvisageable. Or, tout cela sert de révélateur à la personnalité : se frotter à la réalité géographique ou mentale est un exercice stimulant qui laisse entrevoir ses limites, et permet de les repousser. Au point qu’une fois rentré de voyage, quelques mois d’inaction suffisent à vous donner l’envie de reprendre la route autant que la plume.

Quel livre souhaiteriez-vous emporter lors de votre prochain voyage dans le désert australien ?
À l’occasion d’un séjour au sein d’une communauté, j’emporterais volontiers les œuvres complètes de Théodore Monod, mais leur poids et leur volume me convaincraient plutôt, si je devais à nouveau enfourcher mon vélo pour traverser le bush, de n’y prélever que le minuscule et délicieux Maxence au désert. L’érudition, l’humanisme et le courage du naturaliste explorateur que fut Monod suscitent depuis longtemps mon admiration ! Toutefois, je nourris aussi un attachement particulier pour Les Derniers Nomades d’Australie de Walter John Peasley. Il s’agit du récit de l’expédition qui permit de retrouver en 1977 deux des derniers représentants du nomadisme traditionnel aborigène, et dont j’ai rencontré par hasard l’un des six membres au détour d’une piste isolée alors que je manquais d’eau… En plus d’être enrichissant sur le mode de vie aborigène, ce livre invite à une réflexion sur les travers de notre civilisation, qui en a balayé tant d’autres à travers l’histoire, et incite à l’humilité.
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