Interviews


Massif du Khan-Khöökhi – Uvs (Mongolie)
Année 2004
© Laurent Barroo

Marc Alaux – Le tour du bonhomme
propos recueillis par Léopoldine Leblanc

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Vous êtes l’auteur de plusieurs livres sur la Mongolie. Pourquoi avoir écrit la biographie de Joseph Kessel ?
Je me suis construit autour de valeurs, de pôles – la Mongolie où j’ai voyagé à pied durant deux ans – et de personnalités. Joseph Kessel n’a pas sa place dans le panthéon d’ascètes et d’explorateurs qui m’ont inspiré, mais son écriture empreinte de vérité m’a ému au plus haut point. Kessel s’est pour ainsi dire imposé à moi dans la steppe mongole où l’un de ses livres m’a toujours accompagné. Ainsi chaque voyage, qui a été une existence à part entière, reste marqué de son sceau. La première fois, grâce aux Cavaliers, il m’a semblé durant des mois, en plus de vivre pleinement, côtoyer les personnages et traverser les paysages de ce roman au texte si pur. J’ai ensuite vécu la lecture des quatre-vingt-cinq ouvrages de Jef comme autant d’aventures. L’envie de tout connaître de sa vie est venue plus tard, quand j’étais assez mûr pour ne plus l’admirer béatement et pour constater qu’il restait des choses à dire de lui. Les trois années de travail que m’a demandé Joseph Kessel, La vie jusqu’au bout m’offrirent alors de prodigieux moments d’exaltation. Pouvais-je rêver mieux que vivre comme un voyage l’écriture de la vie d’un grand voyageur ?

Quelles sont les difficultés engendrées par la composition d’une biographie ?
Il y en a tant ! On pourrait citer la précision historique, la finesse dans l’analyse psychologique, l’originalité dans le choix de l’information mise en avant, le ton juste à trouver en même temps que la distance avec le sujet… Ce dernier point n’est pas le moindre tant l’interaction est inévitable : la personnalité que vous étudiez déteint sur vous, même si ce n’est pas recherché. C’est un corollaire. Mais la première difficulté avec Kessel, c’est d’en faire le tour : le tour de son œuvre (romans de guerre, d’aventure, de mœurs ou historiques, reportages, séries-fleuves, contes, nouvelles, documents, récits, biographies, mélodrame, scénarios et dialogues pour le cinéma…) et le tour de sa vie (deux guerres en tant que combattant, des dizaines de voyages, encore plus d’amis, de femmes et d’amantes, maints excès, la mort évitée plusieurs fois…). J’ai donc tenté de l’évoquer par le biais du voyage et de l’aventure qui lui étaient si chers, de le replacer dans son époque, dans le tourbillon d’événements souvent dramatiques qui bâtirent la France, dans les courants de pensée, les manières d’appréhender et de retranscrire la réalité d’alors. J’ai voulu écrire l’histoire d’une vie particulière sans occulter celle des autres. Cela m’est apparu d’autant plus évident que, par son métier et sa passion de l’amitié, Kessel est indissociable de son époque et de son entourage. Et puis je suis convaincu que sans histoire – et sans sa connaissance –, un homme n’est pas total.

Joseph Kessel est-il représentatif d’un journalisme révolu ?
Si c’est pour dire que le journalisme a dégénéré, je ne le pense pas. Une profession est par les hommes qui la font, elle est une matière malléable qui s’adapte à des réalités changeantes. Et il y a pléthore de journalistes talentueux et volontaires pour qui le divorce entre littérature et reportage n’a pas lieu d’être. En revanche, pour des contraintes techniques, oui, le journalisme dont Kessel était un brillant représentant a été rattrapé par un temps qui s’accélère en devenant dépendant des technologies. Les déplacements en bateau, les reportages de plusieurs mois coûtant une fortune, les délais de publication permettant la réécriture sereine des textes, la réédition des reportages en volumes, tout cela est oublié… Mais l’enthousiasme n’a pas déserté la profession, et si Kessel n’a pas eu d’enfants, il n’est pas sans descendants et suscite toujours des vocations.

L’étude de la vie de Kessel a-t-elle changé la vision que vous en aviez ?
Heureusement ! sinon ma recherche n’en aurait pas été une et se serait réduite à la volonté de valider les idées reçues qu’on a sur lui. Mais, pour être franc, même après avoir lu l’intégralité de son œuvre, je ne savais presque rien de lui. Pour l’étudier, il m’a d’abord fallu décapiter le mythe de l’écrivain baroudeur, résistant, noceur impénitent et mangeur de verre avant de remettre l’homme sur son piédestal, quand il le méritait, et de chercher ce qui le faisait vibrer. Alors j’ai découvert un être animé de valeurs et d’idées simples (le courage, la générosité, l’amitié…), un homme qui renaissait chaque matin pour embrasser le monde avec toujours plus de ferveur, un homme ardent que les faiblesses ont gardé jeune et dont elles ont fait, d’une certaine manière, la force. Sa lecture nous aide ainsi à retrouver la passion, ce qui manque à notre société qui s’évanouira comme elle vit, instantanément. Car seul l’homme passionné survit. Kessel donne donc foi en l’existence et en l’homme. Mais attention ! vouloir l’imiter serait dangereux.

En exil sur une île avec un seul livre de Kessel, lequel choisiriez-vous ?
Si je n’avais pas écumé Les Cavaliers et Fortune carrée, et si Les Temps sauvages ou La Passante du Sans-Souci n’étaient aussi brefs, ce serait l’un d’eux. Je choisirais donc Le Tour du malheur. Non que je le considère comme le meilleur ouvrage de Kessel mais il parle si bien de la France qu’il connut et de ses propres connaissances (réelles ou imaginées) qu’on a l’impression de vivre avec l’auteur. Alors la solitude insulaire me paraîtrait moins pesante. Et puis, cette œuvre est géniale quoique imparfaite. Il y a de la difficulté à la saisir complètement mais n’est-ce pas ce genre de défi dont a besoin un Robinson ? Ses quatre tomes m’occuperaient donc un bon moment et son millier de pages fournirait suffisamment d’allume-feu, le temps d’attendre que passe un bateau. Alors, une fois sauvé, je voguerais à nouveau vers les autres ouvrages de Jef.
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