Interviews


Plaines de l’Est (Bolivie)
Année 2010
© Philippe Devouassoux

Julie Klein – Un thé au Tibet
propos recueillis par Émeric Fisset

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En quoi votre voyage s’est-il enrichi d’une perspective historique ?
Avant ce voyage, nous étions déjà des randonneurs confirmés, et avions usé nos semelles sur de nombreux sentiers de plusieurs continents. Pour ce périple au long cours, nous voulions ajouter une dimension historique en posant nos pas dans ceux de myriades d’hommes avant nous. Notre aventure est, entre autres, un hommage à ces caravaniers qui ont dédié leur vie à la route. Marcher sur un chemin historique donne un réel sens au voyage : il transforme un simple vagabondage en une quête de l’histoire. Les marcheurs que nous sommes jouent aux détectives à la recherche du moindre indice, témoignage du passé.

Que sont devenues vos plus grandes craintes à l’épreuve de la route ?
Honnêtement, avant le départ, nous n’étions pas inquiets. Nous savions que nous pourrions arrêter facilement l’aventure si nous ne nous épanouissions pas. Nous ressentions malgré tout deux types de craintes : serions-nous physiquement capables d’endurer les difficiles conditions dans lesquelles nous allions nous plonger délibérément ? Et d’autre part, allions-nous, à l’épreuve de la solitude et de l’isolement des longues journées de marche monotone, trouver les ressources pour éviter l’ennui ? Malgré un repos forcé de quelques jours pour soulager un tendon d’Achille de Julie, notre corps et notre esprit se sont magnifiquement adaptés aux exigences de la route, preuve s’il en est de notre hérédité de nomade. Et de lassitude, il ne fut jamais question, tant la marche est un bienfait pour l’esprit et donne libre cours aux idées.

Quels préjugés votre voyage a-t-il fait tomber sur la Chine ?
Un préjugé largement partagé sur les Chinois concerne leur relative indifférence, voire l’hostilité, qu’ils entretiendraient à l’égard des Occidentaux. Et pourtant, dès notre arrivée dans le sud-ouest du pays, nous avons été marqués par l’accueil chaleureux, l’hospitalité et la générosité dont ils font preuve. Il nous était parfois difficile d’honorer toutes les invitations, tant elles étaient nombreuses. Et c’est avec la plus grande curiosité qu’ils nous questionnaient sur notre mode de vie, notre vie quotidienne en France et notre sentiment par rapport à leur pays. Ils savent bien que la propagande leur présente une image faussée de l’Occident et notre présence leur apparaissait comme une aubaine pour confirmer ou, plus souvent, infirmer ce que leur renvoie la télévision.

Quel fut le moment le plus marquant de votre voyage ? Votre plus belle rencontre ?
Dans les premières semaines, une jeune famille a proposé de nous héberger pour la nuit. La soirée fut très gaie, entourée des enfants du village que nos hôtes avaient conviés pour nous présenter. Nous apprécions l’ambiance détendue et la franche envie de se comprendre et de partager. L’heure du départ approchant, nos hôtes nous offrent une galette de thé de leur propre plantation, cadeau ô combien porteur de sens ! Nous voilà maintenant transformés en caravaniers ! Premier signe que nous vivons un instant magique. Et pour conclure cette belle invitation, en signe d’amitié et pour conserver en mémoire notre rencontre, il nous est demandé de choisir un prénom anglophone à leur petite fille. Comme dans d’autres pays asiatiques, il est effectivement assez courant que les jeunes aient en quelque sorte un pseudonyme occidental. Après hésitation, nous optons pour Joy qui semble assez proche de la consonance de son prénom chinois et qui signifie littéralement « joie ». Il colle à merveille à ce bambin dont la vitalité et la soif de découverte nous ont épatés. Pour ce cadeau si pertinent et cette demande de baptême, nous chérissons particulièrement cette rencontre.

Dans quel état d’esprit rentre-t-on d’une telle épopée ?
Après six mois sur la route, l’excitation de l’inconnu laisse place au désir de se ressourcer et de digérer l’expérience. Nous nous replongeons avec délice dans notre propre culture. Nous redécouvrons la France, nos familles et amis avec beaucoup de joie et d’affection. Pourtant, nous ne sommes plus les mêmes. Marcher sur la route du thé nous a fait grandir à un rythme effréné : nous avons repoussé nos limites physiques, humaines et spirituelles ; nous nous sommes imposé une succession de situations nouvelles auxquelles il a fallu continuellement nous adapter, et nous ne tolérons plus aucune routine. Notre rapport à autrui, au temps, au modernisme : tous nos repères ont volé en éclats ! Nous devons profiter de ce court état de grâce pour revoir notre philosophie et la fonder sur des bases plus saines. Nous serons vite rattrapés par ce que nous considérons comme nos anciens travers et, si nous voulons que le voyage porte ses fruits, il faut nous astreindre à adopter de nouveaux principes.
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