Interviews


En aval de Circle – Alaska (États-Unis)
Année 1982
© Joëlle Jourdan

Joël Allano – Un fleuve de souvenirs
propos recueillis par Émeric Fisset

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Que représentait l’Alaska pour vous avant votre descente en canoë ?
Outre que l’Alaska me fascinait tout comme m’ont toujours fasciné, par leur majesté, leur immuabilité et leur sérénité à peine écornée, les pays du Nord (et tout particulièrement l’Islande, où la nature est forte et inspire humilité et respect), l’idée d’être confronté à une Amérique différente de celle, bien connue et mille fois décriée, de l’industrialisation, de la modernisation à outrance, de la surpopulation, de l’arrogance, me séduisait. L’Alaska m’apparaissait comme le dernier sanctuaire propice à l’introspection, le seul endroit du monde où je pouvais me sentir en accord avec mes pensées sur un art de vivre au plus près de l’essentiel. Plus qu’une fuite de quelque chose, c’était le lieu d’une recherche.

Quelles ont été vos plus grandes émotions et découvertes d’alors ?
Les découvertes (ou les redécouvertes) ont été nombreuses. D’abord, le réapprentissage de gestes simples, depuis longtemps oubliés, pour satisfaire au mieux des besoins élémentaires (manger, dormir, se chauffer, s’abriter, se déplacer, se soigner, se défendre…) a demandé beaucoup d’énergie et, parfois, d’ingéniosité car rien n’était donné facilement. Cela a réclamé quelques talents d’organisation et une façon inhabituelle de penser et d’agir. Et puis, il y a eu, bien sûr, la découverte d’un monde parfois bienveillant, parfois hostile, aux repères changeants, absents ou fuyants, mais qui toujours forçait le respect et imposait ses conditions.
D’un point de vue plus culturel ensuite, il a été très intéressant de tenter de lire, dans les paysages traversés, dans les rencontres faites, l’histoire d’un pays qui n’a guère d’histoire, et de tenter de s’approcher au plus près de l’âme indienne – si tant est que le rouleau compresseur de l’américanisation obligatoire en ait laissé quelque chose.
La découverte de la faune alaskane (en particulier la rencontre inopinée avec le grizzly) était toujours un moment de grande émotion où l’on se sentait habité d’une sorte de joie presque enfantine.

Avez-vous réussi à établir à cette occasion une véritable connivence avec la nature ?
Ce serait beaucoup m’avancer que de prétendre une telle chose. Je n’ai pas cette prétention d’avoir su parler aux arbres, d’avoir su reconnaître sans erreur tel ou tel cri d’oiseau, telle ou telle plante ou fleur comestible, telle ou telle trace d’animal, d’avoir su décrypter le ciel, le vent ou la terre. Non, la nature s’est donnée en spectacle et c’est ainsi que je l’ai reçue, humblement, en spectateur n’ayant que très peu d’impact sur le cours des événements. Le décor était posé : libre à moi de le trouver à mon goût ou non. Je n’avais pas la capacité d’en modifier une quelconque parcelle. Et c’est bien ainsi. Il n’est pas nécessaire, lorsqu’on embrasse une femme sur la bouche, de considérer que dix mètres d’intestin viennent après ! Le goût du baiser ne serait pas le même !

Que sont devenus le Great Waterway et la Last Frontier dans vos souvenirs ?
Ce périple reste et restera l’un des plus grands moments de mon existence. Tout est resté très vif dans mon souvenir. Je le comparerais volontiers à une histoire d’amour qui parfois vous ravit, parfois vous désenchante, mais jamais ne meurt. Le merveilleux y coudoie le sordide, l’ivresse succède à l’abattement, la légèreté se mêle à la gravité et, de cette alchimie, on sort différent. On est devenu un tout autre homme, peut-être pas plus fort mais plus lucide, plus serein, plus riche et plus étoffé. Cette plénitude vous marque à jamais. Il en va de ce voyage comme d’un livre ou d’un film ou de toute autre œuvre de création que je qualifie de bons lorsqu’ils m’amènent à modifier ma manière de réfléchir, de penser et d’agir.

De quel livre lié à la nature recommandez-vous la lecture ?
L’ouvrage (en anglais) qui me vient d’emblée à l’esprit s’intitule One Man’s Wilderness, An Alaskan Odyssey (Alaska Northwest Books), rédigé par Sam Keith d’après le journal de Richard Proenneke qui a séjourné dans un lieu très isolé du Kenai, au sud de l’Alaska, après y avoir bâti, à l’instar de Norman, le dernier trappeur de Nicolas Vanier, une cabane, de ses seules mains armées de quelques outils rudimentaires. Mais je citerai plutôt l’excellent ouvrage de Thomas Rain Crowe, Ma vie dans les Appalaches (Phébus) qui relate la vie que l’auteur a menée, pendant quatre ans, reclus et en totale autarcie : c’est une ode à la nature, un texte très riche et débordant de sensibilité, devenu autant culte que le Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau ou l’Into the Wild de Jon Krakauer.
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