Interviews


Sierra de Béjar – Castille (Espagne)
Année 2006
© Mélanie Delloye

Bernard Delloye – C’est de famille !
propos recueillis par Marine de Bouillane de Lacoste

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Un idéal de vie est-il la source de votre long voyage en famille, avec votre épouse et vos enfants, alors âgés de 6 et 8 ans ?
Ce qui manque le plus dans la vie actuelle, c’est la réalité, non l’idéal. Idéaliser, c’est bien, mais pas quand on vit dans un monde coupé de la réalité par des artifices. On prétend nous protéger de l’eau, de la chaleur, du froid ou des microbes… Notre cerveau est sans cesse stimulé par des savoirs inutiles, tandis que notre sensibilité est plus agressée qu’utilisée. Nous aimons les brillantes démonstrations et le bluff technologique. Aussi avons-nous appris, sans l’avoir pourtant jamais expérimentée, à juger indigne l’économie de subsistance de la majorité des humains sur Terre. Car notre culture nous porte à théoriser avant de pratiquer ! Mes années de plein air en famille et à ras de terre sont donc une étape vers plus de réel. Le monde hors-sol, qui se noie dans ses concepts et la répétition de ses recettes ratées nous donne envie de faire tout le contraire : vivre et laisser dire.

Mesurez-vous aujourd’hui ce que ces trois années de marche ont apporté à vos enfants ?
Madeleine et Pierre ont maintenant 16 et 14 ans. Durant trois ans, ils ont fait des choses de leur âge : jouer, courir, écouter des histoires, se disputer, construire des cabanes, étudier… Tout cela sans se demander s’ils socialisaient, positivaient, géraient bien leur emploi du temps, faisaient assez de psychomotricité ou étaient les acteurs de leur propre vie. Aujourd’hui, ils poursuivent leur grand bonhomme de chemin et semblent très heureux, même dans le monde apocalyptique à venir que leur père leur décrit tous les matins !

En chemin, la question de l’école vous a souvent été posée : ce voyage en famille a-t-il changé votre regard sur l’éducation ?
Vous faites bien de dire « regard », car j’ai l’impression de ne pas faire beaucoup plus que regarder. Je ne dois presque pas intervenir : mes enfants disent d’ailleurs avoir de la chance d’être plus libres que leurs amis. Au nom de quoi pourrais-je leur donner des leçons de morale ? Ce que nous avons vu du monde m’a conforté dans l’opinion que les enfants ont plus qu’un droit, un devoir : celui d’engueuler leurs parents ! Nous sommes une génération lamentable : nous savons et nous ne faisons rien pour leur laisser une planète viable. On se prend beaucoup trop la tête avec l’éducation. Je butte toujours sur l’étymologie tirée par les cheveux de ce mot (e-ducere). « Éduquer », pour commencer, devrait signifier quelque chose d’évident sans devoir recourir à de savantes périphrases. Ce mot ne dit rien à quelqu’un qui n’est pas lettré, éduqué justement. L’éducation semble une affaire réservée à des commentateurs ou à des gens qui n’en ont pas besoin.

Qu’ont apporté à votre voyage les ânes qui vous accompagnaient ?
Justement, nous avons essayé d’éduquer les ânes et nous n’y sommes pas arrivés : ils étaient déjà éduqués. Il nous a suffi de nous adapter à eux. Nous avons progressé rien qu’en les regardant : doux, patients, humbles, sobres et réfléchis. En pratique, ils portaient ensemble un peu moins de 100 kg de bâts et de bagages, et nous formions grâce à eux un beau cortège de gris et de brun qui attirait souvent les riverains hors de chez eux. C’était beau de voir la profonde affection des gens pour nos cadichons. Ils étaient, en quelque sorte, notre caution morale.

Quels livres vous ont marqué et vous ont donné envie de les partager avec vos enfants ?
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. Je ne l’ai pas lu aux enfants, mais je leur répète régulièrement la phrase du héros : « En êtes-vous bien sûrs ? » Ensuite, il y a tout Victor Hugo, parce que ses œuvres complètes sont à côté de mon fauteuil et que j’économise ainsi mes mouvements. Je pense en particulier aux écrits de jeunesse de ce Bruxellois de cœur. J’ai aussi lu à mes enfants Un sac de billes, et je relirais bien les œuvres du jésuite américain Francis Finn, dont Tom Playfair. Bien sûr, maintenant, mes enfants lisent tout seuls, mais je suis étonné de voir combien ils apprécient encore les histoires. Hélas, je ne suis pas Tolkien…
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