Interviews


Falaise du Tozal del Malo – parc d’Ordesa (Espagne)
Année 2006
© Louis Broch

Anne-Laure Boch – La pesanteur pour seule limite
propos recueillis par Fabrice Lardreau

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Comment concevez-vous l’alpinisme ?
C’est pour moi une réaction contre la vie sociale moderne, très enfermée et comportant beaucoup de contraintes. L’alpinisme comporte aussi des contraintes, mais elles sont liées au milieu physique et non aux hommes ; les règles ne sont pas imposées de l’extérieur en montagne, on se les impose soi-même pour s’en sortir dans notre grande lutte contre le milieu vertical. Ainsi en escalade, tout est permis a priori, simplement certains gestes sont meilleurs que d’autres, plus efficaces pour progresser. Contrairement à un sport comme le tennis, par exemple, où il n’y a qu’une seule façon de tenir sa raquette, la seule limite au geste est celle, naturelle, de la pesanteur. Cet échange de contraintes (contraintes naturelles contre contraintes humaines) donne l’impression de retrouver une autonomie et une liberté qu’on a perdues dans la vie urbaine qui est notre quotidien. C’est sans doute pourquoi l’alpinisme est une activité attirant des gens surchargés de responsabilités, d’obligations sociales : c’est une façon de s’échapper, d’ouvrir un peu le couvercle de la cocotte-minute. La liberté est au centre du plaisir que l’on éprouve à aller en montagne.

Cette activité a-t-elle une incidence sur votre pratique de la chirurgie ?
J’apprécie certainement ces deux activités parce que j’aime me mettre en difficulté et résoudre ces difficultés ; c’est parce que je l’apprécie que j’entraîne cette faculté, et du coup, elle est entraînée, ce qui augmente mon plaisir, etc. Si j’étais trop en difficulté, ça ne me plairait pas et j’arrêterais ! Ce jeu avec un déséquilibre permanent est quelque chose qui s’enrichit avec le temps : dans les deux activités, la capacité d’agir nourrit l’envie de se lancer et, du coup, l’entraînement apporte progressivement une certaine maîtrise. C’est un peu un cercle vertueux…

Comment évoluez-vous dans le monde essentiellement masculin de l’alpinisme ?
Il n’y a pas pour moi de différence génétique d’approche entre les femmes et les hommes, même si, statistiquement, on retrouve effectivement beaucoup d’hommes dans l’alpinisme. En tant que chirurgien, j’évolue dans un milieu également très masculin, où je me sens plutôt à l’aise. Je n’ai pas peur des situations à responsabilités, en montagne comme à l’hôpital : dans les deux cas, on prend des risques, pour soi ou pour les autres. Cette surreprésentation masculine vient peut-être de la dimension guerrière, agressive, de l’alpinisme : en Occident, l’alpinisme a remplacé la pratique de la guerre qui, traditionnellement permettait de prouver sa valeur, de montrer qu’« on avait quelque chose dans le ventre ». Le vocabulaire de l’alpinisme a souvent une consonance guerrière et, même s’il y a un grand respect pour l’adversaire, la montagne, qui finit toujours par l’emporter, ce rapport à la nature n’est pas pacifique. On est toujours tendu entre l’humilité et la volonté de l’emporter.

Vous insistez dans votre livre sur l’estime de soi que procure l’alpinisme : est-ce une notion essentielle ?
C’est très important. Je pense que la plupart des lecteurs seront d’accord avec moi pour constater que notre vie quotidienne met régulièrement à mal l’estime de soi. Une des grandes satisfactions qu’apporte la pratique de l’alpinisme est presque de nature ordalique : avoir été capable de subir cette lutte et s’en être sorti par ses propres moyens, cela valide notre existence et relève notre estime de nous-mêmes – la montagne a un effet « antidépresseur » ! Et puis en montagne, notre action prend un sens évident, je dirais presque fulgurant. Dans notre société moderne, même si l’on « réussit » socialement, il y a beaucoup de moments où l’on se demande ce qu’on fait là… Ce n’est pas le cas en montagne. On peut se poser cette question avant de partir, mais une fois engagé, on sait ce que l’on fait, il y a une espèce de nécessité immanente de l’action, qui est très gratifiante.

Comment l’alpiniste que vous êtes s’intègre-t-elle dans la société ?
Il ne faut pas se leurrer : l’alpinisme a un côté antisocial, assez mal vu, quoi qu’on en dise. Chaque fois qu’il y a un accident, n’entend-on pas : « Ils l’ont bien cherché… Il faut faire payer les secours aux inconscients qui mettent leur vie et celle des autres en danger… » ? Lorsque tout se passe bien, l’alpinisme est une activité admirée, mais en cas de problème elle peut être rapidement rejetée, voire diabolisée. L’alpiniste n’a pas envie d’aller là où les autres se ruent en masse (les pistes balisées, les parcs d’attractions sécurisés, les clubs de loisirs « tout compris »…) ; il a un côté subversif – cela explique sans doute pourquoi on essaie d’éloigner les enfants de la montagne, on veut les protéger de cette activité dangereuse. L’alpinisme a valeur de critique sociale. Il contient une condamnation muette de l’aplanissement et de la planification de notre vie, de la facilité dans laquelle la société de consommation se vautre – les gens sentent cette condamnation, cela leur déplaît.
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