Interviews


Verneuil-sur-Avre – Eure (France)
Année 2010
© Olivier Lemire

Olivier Lemire – Le temps de redécouvrir la campagne
propos recueillis par Émeric Fisset

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Avant de devenir « correspondant géographique », comment perceviez-vous le voyage ?
Avant de faire de la marche mon activité principale, j’entretenais un rapport un peu banal avec le voyage. Je voyageais comme tout le monde, pendant des congés que j’attendais avec impatience. J’avais appris, comme tant d’autres, à consommer le monde comme un produit : un voyage à Bali, un autre aux USA, et puis une semaine à Stromboli pour faire bon poids. Pendant des années, c’était une porte entrouverte sur le monde destinée à contrebalancer une vie qui ne me convenait qu’à moitié, celle d’un homme moderne, cadre commercial, qui avait une double vie : le travail, vécu comme une souffrance, et les loisirs, pendant lesquels j’entretenais un rapport passionné avec la nature. Cette double vie était douloureuse, car continuellement basée sur des extrêmes que j’avais appris à rendre conciliables. L’aller et retour entre ces deux vies était fatigant ; c’était intenable dans la durée.

Quel rapport entreteniez-vous avec la campagne française ?
Je regardais les paysages français au travers des vitres des TGV et par le hublot des avions. J’étais toujours très nerveux au moment de prendre l’avion, même entre Paris et Nice ou entre Lyon et Brest, parce que je voulais absolument avoir un hublot ! Depuis, je reconnais le moindre sommet vu d’avion, le moindre village vu du train. Mais avec le temps, c’est la lassitude qui l’emportait. L’espace se dépoétisait, la nature perdait son pouvoir onirique. À force de regarder les vaches au travers des vitres des trains, j’ai voulu devenir une vache, pour pouvoir, à mon tour, contempler la vitesse excessive des autres sans en faire partie… Et j’ai réappris la lenteur, qui est la condition de toutes les choses réellement vécues.

Part-on pour le Bonheur, cette rivière qui coule en Cévennes, parce qu’on est malheureux ? Et devient-on heureux en route ?
Je suis parti marcher vers le Bonheur pour les mêmes raisons que celles qui m’avaient emmené vers la Mort, l’Amour, la Lumière… Les rapports entre métaphysique et géographie m’intéressent beaucoup. Le bonheur fait partie des grands sujets qui nous constituent en tant qu’êtres humains. Il était donc logique de s’intéresser à ce thème. Et puis le destin de cette rivière qui, à peine née, disparaît dans un gouffre me fascinait. Je ne suis pas arrivé plus heureux que je ne suis parti. Le décalage entre l’attente du bonheur et sa révélation, quelque part dans les Cévennes, portait même en lui le risque d’une déception. Mais je fus très souvent heureux en chemin. Je veux dire : à ma place.

Quelles furent vos rencontres les plus émouvantes en chemin vers le Bonheur ?
Il est très difficile de sortir de tous les visages, de tous les regards et de toutes les voix croisés en chemin, telle ou telle personne. Et cela serait injuste pour toutes celles qui ne sont pas citées. Mais j’ai une grande tendresse pour les mamies de la campagne française, et leur façon d’être devant vous. Je suis très touché, aussi, par les paysans. Et puis il y a ces gens qui, parfois, s’arrêtaient près de moi sur une petite route et coupaient leur moteur avant d’engager la conversation. Ce geste est extraordinaire car il représente une prise de risque et une absence totale de calcul dans la relation humaine.

Des lectures ou des auteurs ont-ils accompagné vos marches ?
Bien sûr, j’ai lu beaucoup de littérature de voyage : Thoreau, Emerson, Muir, Maupassant, Nietzsche, et plus récemment Tesson ou des auteurs de Transboréal. Mais au risque de surprendre, j’ai des difficultés avec la lecture. Et quand je dois écrire – et c’était le cas lors de ma marche vers le Bonheur –, je suis incapable d’ouvrir un livre. D’ailleurs, plus j’écris et moins je lis. J’ai un quota limité de relations avec les mots, car le langage du corps est fondamental pour moi. Et je ne suis pas si bavard…
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