Interviews


Dijon (France)
Année 2009
© Clémentine Mouret

Anne Le Maître – Du paysage avant toute chose
propos recueillis par Raphaël Domergue

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Est-ce le besoin de vous retrouver seule qui vous a porté à pratiquer la marche en milieu naturel ?
Je ne sais pas s’il s’agit d’un besoin de solitude. C’est peut-être plutôt une façon de vivre cette solitude, de la considérer, de la regarder en face et d’en faire quelque chose. L’être humain, quoi qu’on en dise, « marche seul du berceau à la tombe ». Les relations qu’il entretient, même les plus proches ou les plus chères, ne viennent que par surcroît. Marcher, s’en aller de chez soi, avancer seule, sac au dos, est un mode de vie, une manière de fonctionner qui me convient particulièrement.

Comment vivez-vous le retour après une marche ?
C’est toujours un moment étrange. La personne qui revient n’est plus celle qui est partie. Dans un premier temps, il s’agit de retrouver des repères. Puis vient le temps d’intégrer ce qui a été vécu. Je me réjouis, chaque jour, de la possibilité de vivre de belle manière cette étape du retour à travers la peinture et l’écriture. Re-dire, re-faire, re-voir… par le filtre du geste créateur est une grande chance.
D’une certaine façon, toute une part de l’écriture n’est là que pour mieux revenir. Et j’ajouterais presque, pour mieux « être partie ». Un voyage dont je ne garderais pas trace, dont je ne ferais pas « quelque chose », même si cela reste dans mes tiroirs, serait pour moi du temps perdu.

Prenez-vous toujours votre matériel de peinture lorsque vous randonnez ?
Presque toujours, mais ça dépend avec qui je pars. J’ai eu cette chance, des années durant, de voyager avec mon compagnon qui était également peintre. Le rythme des randonneurs qui dessinent est particulier. Il nécessite de grands temps de pause. Il requiert des moments de contemplation partagée. Ce qui est un trésor. Il y a, somme toute, peu de personnes avec lesquelles on s’entend pour voyager. Le dessin est une opportunité incroyable et toute simple de créer des liens. Les gens viennent facilement vous parler. Cela peut être l’occasion de jolies rencontres. J’enseigne également l’art du carnet de voyage ou de la peinture en plein air : ces séances partagées sont de jolis moments, qui dépassent le simple aspect de l’enseignement technique. Il s’agit de goûter à une autre manière d’être ensemble.

Vous êtes partie sur d’autres continents, vous avez exploré des lieux proches de chez vous. En quoi ces expériences diffèrent-elles ?
J’ai beaucoup aimé partir loin ; « aller voir », comme disait Ella Maillart. Aujourd’hui, j’ai un regard plus réservé sur ce désir d’ailleurs. Je suis de plus en plus sensible à l’impact de la présence massive de touristes sur les lieux et les populations visités. Nous nous plaisons à croire que nous sommes des voyageurs, que les touristes ce sont les autres, mais nous demeurons des touristes. Par ailleurs, je pense que le familier, le proche, mérite notre attention. Nous avons grand besoin de réapprendre à voir ce (et ceux) qui nous entoure afin d’en comprendre l’importance et de pouvoir en prendre soin. Les moineaux de Paris, les alouettes, les tortues, les crapauds… sont tout autant menacés que les lions du Kalahari, les ours blancs et les koalas !

Vous avez suivi le chemin de Robert Louis Stevenson dans les Cévennes. Quels autres auteurs vous inspirent ?
Pour Sagesse de l’herbe, j’ai beaucoup apprécié l’exercice, proposé par l’éditeur, qui consistait à dresser une bibliographie subjective de « vingt-cinq ouvrages à glisser dans son sac à dos ». Chaque écriture se nourrit d’autres textes, qui eux-mêmes dialoguent, se répondent, nous promènent de livre en livre. Parmi les écrivains voyageurs, je reste une inconditionnelle de Nicolas Bouvier, dont les ouvrages me suivent partout. J’aime énormément les récits de Patrick Leigh Fermor qui a traversé l’Europe à pied à la fin des années 1930, et qui raconte cette aventure dans Le Temps des offrandes. Il a également écrit un très beau texte sur le silence des monastères (Un temps pour se taire). Dans une autre catégorie, je lis Jim Harrison dont les œuvres ne quittent que rarement ma table de chevet. De même que celles de Giono, d’Henri Bosco ou de Barbara Kingsolver… J’aime les écrivains qui ont un rapport charnel et sensuel avec le paysage, qui le considèrent comme l’un des protagonistes. Et je ne saurais vivre sans la poésie qui m’accompagne jour après jour. Se réciter du Guillevic ou du Villon tout en cheminant sous les arbres, voilà l’un des grands bonheurs de l’existence !
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