Évasions

Dès la fin de ses études de lettres, Jacques Lacarrière entend l’appel de la route et se consacre exclusivement aux voyages et à l’écriture. De 1947 à 1966, il parcourt la Grèce et le Proche-Orient et publie divers ouvrages sur le mont Athos, Hérodote, Sophocle, Pausanias, les anachorètes d’Égypte et de Syrie, les gnostiques. Parallèlement, il traduit et fait connaître en France de nombreux écrivains grecs contemporains et met en scène l’Ajax de Sophocle (1963) et Grécité de Yannis Ritsos (1974). Le récit de ses 1 000 kilomètres à pied sur les chemins buissonniers de France, Chemin faisant, est couronné par l’Académie française et le Grand prix littéraire de tourisme. Jacques Lacarrière, qui nous a quittés en 2006, partageait son temps entre la Grèce et le village de Sacy, en Bourgogne.


Les pays que vous avez traversés semblent être pour vous des terrains d’« expérimentation » et de connaissance. Vous dites d’ailleurs vous-même que « tout voyage est un apprentissage et une initiation ». Comment conciliez-vous cette vision avec cette remarque que vous faites dans Sourates : « À présent, je voyage pour désapprendre. Me déprendre de moi » ?


Le mot « voyage » a tant de sens différents qu’il est nécessaire de les définir avant toute autre réflexion. Chaque fois que j’emploie ce mot, c’est toujours dans le sens de voyage d’agrément ou de loisir, de voyage librement choisi. Dans un petit texte paru il y a quelques années sur la littérature voyageuse, j’ai essayé d’énumérer et de définir brièvement les différents types de voyage que propose la société moderne, depuis le voyage d’affaire jusqu’au voyage de noces, le déplacement involontaire (guerre, exil, invasions) au déplacement volontaire (promenades, randonnées, croisières) sans exclure le voyage diplomatique, la tournée électorale ou la distribution du courrier. Entre le voyage du facteur rural et celui du pilote d’une compagnie aérienne, il n’y a qu’une différence de degré et surtout de distance mais il s’agit dans les deux cas de voyage professionnel où l’on ne choisit ni son itinéraire ni son calendrier. Il me semble inutile de préciser que pour ma part je n’ai guère pratiqué ce type de voyage mais celui que je nomme « le treizième voyage », le voyage d’apprentissage, ou, mieux encore, le voyage pérégrin, comme on disait jadis, celui du pèlerin, à cette nuance près que je suis un pèlerin profane qui invente lui-même le saint à qui vouer ses propres chemins.
Dès l’instant où il est vécu et pratiqué dans la disponibilité du temps et de l’esprit, dès l’instant où rien, en lui, n’est préparé ou programmé, ce type de voyage est toujours riche d’enseignements parce que riche de rencontres imprévues, qu’elles soient agréables ou désagréables. En précisant aussi, car c’est là l’essentiel, que ce type de voyage, je le pratique à pied. Le temps et la façon de voyager sont aussi importants et surtout aussi révélateurs que l’espace et le lieu du voyage. Je l’ai constaté maintes fois et je l’ai même écrit dans Chemin faisant : quand on voyage ainsi, dans le hasard et la liberté des chemins, c’est le temps qui change, vous habite différemment, bien plus que la distance ou que l’espace. Même s’il ne se produit rien de particulièrement remarquable ou extraordinaire, qu’on le veuille ou non, on est modifié par la lenteur et la nature même de ce déplacement. Il s’agit donc ici de voyage non organisé (ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit désorganisé !), je dirais même plutôt de voyage improvisé. D’ailleurs, dès qu’on se heurte aux mots, il faut les définir : voyager, se déplacer, marcher, cheminer, flâner, musarder… J’ai un faible, je l’avoue, pour ce dernier terme car, même si l’étymologie en est fausse, il implique plus ou moins à vos côtés la compagnie des Muses… J’écrivais aussi dans Chemin faisant sous une forme plus élaborée que voyager ainsi, dans la liberté et l’improvisation des chemins, c’est se charger d’altérité, voulant dire par là s’oublier, ne pas transporter partout avec soi ses habitudes et ses humeurs, ses manies ou ses convictions. Il faut se décharger de soi-même – du moins en partie – si l’on veut devenir accessible et disponible aux autres. Car cheminer implique sans cesse des rencontres et ce sont ces mêmes rencontres – qu’elles soient humaines, animales (surprendre un chevreuil à l’orée d’un bois ou se faire mordre les mollets par un chien colérique !), paysagistes, climatiques ou tout simplement poétiques – qui illuminent ou obscurcissent le sens du chemin. Robert Louis Stevenson, l’auteur du merveilleux Voyage avec un âne dans les Cévennes disait que s’il veut profiter véritablement de la marche, le promeneur « doit devenir comme un roseau offert à tous les vents ». C’est un sentiment que j’ai très souvent et très profondément ressenti au cours de mes déplacements à pied : être ouvert, offert, se fondre dans l’environnement, devenir un promeneur, un passant ou un passager mimétique, qui demeure ou avance à l’unisson du paysage.
C’est cela que je voulais dire quand j’écris dans Sourates que je voyage pour désapprendre : se déprendre de soi, condition nécessaire si l’on veut se sentir traversé par ce qui vous entoure. C’est là une des raisons majeures de ce type de cheminement qui impose discrétion, respect de la nature et curiosité inlassable pour tout ce qu’on rencontre : être ou devenir sur la terre comme un poisson dans l’eau, qui est baigné de toutes parts par l’élément aquatique et qui, pour cette raison, peut y vivre et non s’y noyer.

L’étymologie du mot « randonnée » (« randir », courir avec impétuosité), que vous rappelez dans Chemin faisant, vous fait opposer marche et randonnée. Qu’évoquent pour vous ces concepts ? Diffèrent-ils du mot « cheminement », que vous définissez ainsi : « Prendre son temps sur les chemins, le retrouver et le garder après l’avoir perdu » ?


La marche est pour moi un plaisir plus qu’une épreuve. Je ne cherche ni à m’imposer des efforts inutiles ni à effectuer des moyennes horaires ou journalières. Cela, c’est déjà la déformation du projet. Je reviens donc sur le mot « cheminement », très souvent et fatalement employé dans ces circonstances. Cheminer, ce n’est pas seulement se déplacer, c’est avancer en se modifiant, en s’initiant, en acquérant telle ou telle qualité, vertu ou connaissance. C’est un mot que j’apprécie parce qu’à l’inverse des termes « randon » et « randonnée » – qui impliquent et exigent un effort physique, supposant même, chez certains randonneurs, la recherche délibérée de la fatigue –, il m’apparaît synonyme de liberté, de disponibilité aux mille rencontres comme aux mille aléas du voyage. Choisir de cheminer et non de randonner – et à plus forte raison de courir –, c’est choisir délibérément la lenteur, en une époque où on a totalement oublié ses vertus. Même si le mot peut paraître excessif ou surprendre, je dirais qu’il y a une philosophie simple et fertile dans le seul fait, aujourd’hui, de marcher. De prendre tout son temps. Quand on choisit un moyen aussi clairement archaïque de se déplacer, c’est qu’on en espère des compensations, des joies ou des découvertes. Lesquelles ? Eh bien, selon les cas, redécouvrir le monde qui nous entoure, le monde naturel bien sûr, qu’il soit à hauteur d’herbes, de sentier, de collines ou d’étoiles. La marche est pour moi une activité physique, hédoniste et même sensuelle, non un choix masochiste. Il n’est à mon sens de cheminement que buissonnier. Je préciserai, de plus, que cheminer ainsi n’est nullement un acte passif, consistant à se laisser guider entièrement par le hasard. Cela implique au contraire une attention constante à ce qui vous entoure, à commencer par le chemin et le relief du paysage, à devoir à tout moment choisir entre tel et tel itinéraire, bref à inventer au fil des heures votre chemin et votre temps. Repensant par ailleurs à la phrase de Robert Louis Stevenson citée un peu plus haut, je voudrais la mentionner ici intégralement car elle est un peu pour moi comme le bréviaire du cheminant : « Le voyageur ne saurait se déplacer à pied avec profit s’il n’a pas acquis d’abord une véritable liberté intérieure. Il doit savoir vibrer à l’unisson de la nature, se rendre disponible à tout ce qui l’entoure, devenir un roseau offert à tous les vents. »

Votre ouvrage Un pays sous l’écorce propose une exploration de l’univers animal sur le mode fantastique. Quelle en est l’inspiration ?


Le Pays sous l’écorce, intitulé « récit », est, du point de vue du genre, une sorte de zoologie-fiction située dans notre monde. Il ne se déroule pas sur une autre planète mais sur la nôtre et, dirais-je même, à deux pas de nous. C’est un livre auquel j’ai pensé pendant des années avant de me mettre à l’ouvrage et dont le principe était exactement à l’opposé de celui des Fables de La Fontaine. Dans ces fables, ce sont les animaux qui parlent notre langage, c’est le chien ou le lion qui s’exprime en un parfait français et non l’homme qui aboie ou rugit pour se faire comprendre du chien ou du lion. Le pays sous l’écorce explore cette deuxième voie : le narrateur s’y initie, au fur et à mesure de son exploration, au langage propre à chaque espèce animale rencontrée. C’est le récit d’une quête et d’une initiation et aussi la concrétisation d’un rêve et d’une question d’enfant à laquelle, à l’époque, nul ne répondit : « Que deviennent les fourmis quand elles disparaissent sous la terre ? » Eh bien, trente ou trente-cinq ans plus tard, je suis allé voir sous la terre ce que les fourmis y faisaient. Dans le livre, c’est dans une termitière qu’en fait je m’aventure, ce qui m’a permis d’en rapporter un entretien instructif et confidentiel avec la reine des termites ! Ce livre a eu surtout du succès auprès du public enfantin et adolescent, bien qu’il ait été écrit pour tous les jeunes de 7 à 77 ans, pour reprendre une formule célèbre. Je n’ai pas voulu humaniser les animaux mais au contraire faire l’effort – ou plutôt contraindre le narrateur à faire l’effort – de se fondre dans son milieu. Toujours la même idée qu’avec la marche et le paysage : se retrouver à l’unisson du milieu qu’on explore. S’y rendre ou invisible ou familier.

On rencontre souvent, dans vos ouvrages, l’image du fleuve, des deux rives, la figure du passeur. À quoi correspond cette métaphore ?


L’image du fleuve est une image très simple et au symbolisme très riche. J’ai souvent rapproché ce symbolisme de celui de la grammaire elle-même, sans aucun affluent. On peut la comparer au je de notre langue. Mais pour qu’ensuite cette source puisse engendrer un fleuve, il faut nombre de conditions, à la fois géographiques et climatiques : elle deviendra ruisseau, puis rivière par l’apport d’autres affluents, autrement d’eaux qui viendront elles-mêmes d’autres sources. Une rivière est un concile de sources aux eaux multiples et mélangées. Fleuve ou rivière, alors, correspondent au nous. Après quoi, le fleuve va se jeter dans la mer ou dans l’océan, s’abolir dans l’immensité marine, dans l’eau universelle où il deviendra tous. Il y a là quelque chose, une aventure, une avancée qu’on peut – en simplifiant les termes – comparer à l’aventure de l’homme : passer du je au nous puis à tous, la naissance, la vie adulte, la mort. Par ailleurs, la figure du passeur est née de souvenirs d’enfance. Habitant Orléans et ayant grandi au bord de la Loire, il y avait encore avant la guerre – et même quelques années après – des passeurs permettant d’aller d’une rive à l’autre entre les villes. Plus tard, réfléchissant à mon activité de traducteur (du grec ancien et moderne en français), j’ai trouvé beaucoup de rapprochements entre ces deux activités : rapprocher les deux rives d’un fleuve (qui dans certains endroits séparent des États différents) et rapprocher deux langues. Et ce, pour que l’on puisse aller de l’une à l’autre et ainsi se comprendre mieux. Cette image, surgie au moment de mes premières traductions, je l’ai retrouvée par la suite chez d’autres auteurs, anciens ou contemporains. Le passeur est celui qui unit ou réunit. Il est l’homme du rapprochement, voire de la jonction, l’homme qui permet aux riverains des fleuves ou des langues de se rencontrer.

Dans votre texte sur les gnostiques, vous écrivez que nous sommes « des étrangers sur notre propre terre ». Quel est pour vous le sens de cette assertion ?


L’expression « étrangers sur notre propre terre » ne vient pas des seuls gnostiques du IVe siècle. Ils l’ont reprise à certains philosophes grecs antérieurs et notamment aux confréries orphiques (se réclamant du poète légendaire Orphée). Elle signifie que l’homme est bien au monde mais qu’il n’est pas du monde en ce sens que, bien que formé de matériaux terrestres – boue, argile, eau et chair –, il a été pensé, conçu, voulu hors de ce monde par un dieu ou un démiurge créateur. Autrement dit, il y a en lui un principe, un dépôt manifestant son origine non terrestre. L’âme, l’esprit, la psyché ont été les noms de ce « dépôt ». Pour les gnostiques, on pouvait constater sa réalité en examinant de près la pupille de l’œil. Ils prétendaient y voir l’étincelle, qui était pour eux comme le feu, le tison ou la braise toujours vivante de notre origine sidérale. En quelque sorte, un infime fragment d’étoile au fond de chaque œil humain ! Le terme « étranger » signifiait aussi, par voie de conséquence, que la Terre n’était pas notre vraie patrie ; elle n’était qu’une résidence momentanée, notre véritable patrie étant le Ciel, lieu de notre origine, appelé dans les Évangiles le Royaume. C’est là que nous devons aspirer à retourner, la Terre n’étant même, pour certaines communautés gnostiques, qu’un lieu d’exil et de détention.

Vous avez écrit sur Simon le Mage, Marie l’Égyptienne, les anachorètes d’Égypte et de Syrie, les Pères du désert. Quel lien tissez-vous entre ces personnages ?


Les Pères du désert, ermites, anachorètes ou moines des déserts orientaux m’ont attiré très tôt, dès mes premiers voyages en Égypte dans les années 1955 et 1957, non par leur engagement religieux – que je ne partageais à aucun moment – mais par cette volonté et même cet orgueil de vouloir échapper à la condition terrestre de l’homme et, en s’infligeant des épreuves inhumaines au sens propre de ce mot, devenir en quelque sorte des anges dès cette terre. Rêve absurde, masochiste ou paranoïaque comme on voudra, mais qui confortait alors mon goût pour les marginaux, les hérétiques, les insoumis, les réfractaires (mot que je préfère à tous, même quand il sert à désigner des briques, car il exprime bien la résistance totale au feu, le refus de devenir cendre). Simon le Mage et Marie l’Égyptienne sont, eux, des cas particuliers dont la légende – car leurs vies sont en grande partie légendaires – m’a très fort attiré. Eux aussi étaient des êtres extrémistes, dans tous les sens de ce mot, passant d’un absolu à l’autre et, pour Marie l’Égyptienne, d’une pratique effrénée de la prostitution à une ascèse tout aussi effrénée en plein désert.
Même si certains de ces comportements peuvent paraître aberrants ou psychopathes, je crois qu’il y a toujours quelque chose à apprendre et à comprendre de ceux qui ont voulu ou veulent encore dépasser les limites physiques et mentales de l’homme. Hier et avant-hier, ces efforts allaient toujours vers le ciel, je veux dire dans l’intention d’accélérer l’angélisation de l’être humain. On remarquera que, de nos jours, on continue de repousser les limites de l’homme mais le plus souvent par des inventions mécaniques et des technologies qui, du Concorde et du TGV à l’ordinateur, augmentent ses possibilités en différents domaines. Seuls l’alpinisme ou les grandes plongées en apnée demeurent aujourd’hui à l’image de ce qu’avaient tenté à leur façon certains de ces ermites du désert.

L’un de vos autres thèmes de prédilection est la terre hellène. Vous avez en effet croisé la Grèce en tant que metteur en scène, traducteur, et vous y avez voyagé pendant plus de vingt ans. Qu’alliez-vous y chercher… et qu’y avez-vous trouvé ?


Je ne peux répondre ici que de façon très succinte. D’abord parce que je l’ai fait très précisément et très amplement dans L’Été grec, dont la dernière et définitive édition couvre plus de trente années de vie et de voyages en Grèce. Picasso, quand on lui demandait ce qu’il cherchait à dire en telle ou telle peinture, répondait par une boutade : « Je ne cherche jamais, je trouve. » C’est évidemment une réponse superficielle, voire provocante. En ce qui me concerne, le désir de me rendre en Grèce est né bien avant la guerre, quand j’étais au lycée (où j’avais voulu à tout prix, malgré l’opposition familiale, apprendre le grec ancien), en voyant des images dans les livres de classe et aussi en raison de l’intérêt – peut-être même de la passion – que je vouais au grec ancien. Cette langue pouvait dire et exprimer des choses qui me transportaient bien au-delà du milieu petit-bourgeois où je vivais, par exemple dans la façon dont les Grecs imaginaient leurs dieux. J’aurais préféré grandir dans un pays et une religion où l’amour – je parle de l’éros, de l’amour physique – pouvait être une forme de liturgie, où nymphes et naïades, néréides et gorgones symbolisaient les forces vives et attirantes de la nature, où le corps humain était non un tombeau mais un temple, où le sport était pratiqué aussi intensément que la poésie, bref, une civilisation où le corps, le cœur et l’esprit étaient en parfaite harmonie. Cela, c’est la vision romantique que j’avais de la Grèce. Mais en m’y rendant en 1947 pour la première fois avec le groupe de Théâtre antique de la Sorbonne pour jouer Les Perses, une tragédie d’Eschyle, sur le théâtre d’Épidaure après trois mille ans de silence, je me suis rendu compte qu’il était possible de vivre et de réaliser ses rêves. Ce fut ma première rencontre avec la Grèce. Depuis, ce pays est devenu ma seconde patrie – et quelquefois même ma première. J’ai souvent dit à mes amis grecs que je ne me considère pas du tout comme un helléniste, malgré les « travaux » effectués comme traducteur ou comme auteur. Être helléniste est, pour certains, une profession. Être amoureux n’est pas une profession, être amant encore moins. C’est ce dernier mot qui définit le mieux mes rapports intimes et personnels avec la Grèce : des rapports d’amant à maîtresse. Une maîtresse de trois mille ans d’âge, certes ! Mais la poésie, la philosophie, l’amour de la mer et l’amour de l’amour n’ayant pas d’âge, je trouve qu’après tout elle a conservé bien des aspects, bien des charmes de sa belle époque !

Votre ouvrage En suivant les dieux est sous-titré : Le légendaire des hommes. On y retrouve en effet, comme dans tous vos écrits, cette implication très personnelle dans les sujets abordés qui fait toute la force de votre écriture. Cette actualisation du mythe vous a valu d’être considéré comme « l’un des interprètes les plus modernes de la pensée antique ». Que pensez-vous de ce qualificatif ?



Les mythes n’ont jamais été pour moi des fables ou des légendes destinées aux enfants. Beaucoup d’entre eux, notamment ce qu’on appelle les mythes cosmogoniques, qui racontent la naissance du monde et son évolution, sont devenus ou redevenus d’une vérité et d’une actualité brûlantes, comme on dit. Par ailleurs, ces mythes, jadis, étaient des récits fondateurs, qui ancraient chaque cité, communauté, institution, dans la réalité quotidienne. Ils expliquaient l’origine des choses mais dictaient aussi très souvent les rites et les comportements religieux nécessaires. Ils reliaient l’homme aux dieux en permanence. Tout ceci d’ailleurs n’a pas disparu avec le christianisme (songez, par exemple, à la puissance toujours sensible des mythes de l’Enfer et du Paradis dans cette religion aujourd’hui). Les mythes, plus encore que l’histoire, constituent à travers les âges une chaîne, un phyllum plus résistants que ceux de la religion ou des mentalités. Nous n’avons plus grand-chose en commun, par exemple, avec un Grec du Ve siècle avant J.-C. si ce n’est certains mythes qui nous habitent encore. Ce qui m’intéresse dans la pensée antique, c’est sa permanence, en tout cas ce qu’elle nous a transmis. Je sais par expérience qu’il y a des écrivains antiques qui me sont aussi proches que des écrivains d’aujourd’hui. Non pas, comme on le dit ou on le croit communément, parce que « rien n’a changé sous le soleil » – ce qui est un adage absurde et tout à fait faux –, mais parce qu’en chaque époque et chaque civilisation, il s’est trouvé, par la littérature, la musique, l’art ou la philosophie, des gens qui ont su à la fois exprimer leur temps et le dépasser. J’ai d’ailleurs, avec Sylvia ma femme, publié une anthologie de ces réflexions universelles, non parce qu’elles n’ont pas d’âge, mais au contraire parce qu’elles en ont un : Égypte ancienne, Mésopotamie, Iran ancien, Grèce, Rome ont donné naissance à des réflexions, des questions, des lamentations ou des cris qui nous montrent de façon troublante et souvent bouleversante qu’on a bien réfléchi avant nous à toutes les questions essentielles. Être moderne, en ce qui concerne l’étude et la traduction des auteurs anciens, ce n’est pas les rapprocher à tout prix de nous par quelque détournement de pensée, c’est montrer au contraire la continuité des joies et des larmes et l’effort permanent de l’homme pour éclairer sa présence au monde. Ce qui revient aussi, si l’on préfère cette formulation, à chercher, malgré trois mille ans d’écart, les compagnons qui eussent été les nôtres s’ils avaient vécu… trois mille ans plus tard.

Propos recueillis par : GaĂ«le de La Brosse
Texte extrait du livre : Chemins d’Ă©toiles n° 8
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