En hommage à Octave Pavy

À l’été 1999, Émeric Fisset et Emmanuel Hussenet ont voulu honorer en terre d’Ellesmere la mémoire d’Octave Pavy, héros français de l’exploration polaire mort en 1886 dans la désastreuse expédition américaine Greely.


Seize août 1999.

Depuis le matin, nous pagayons parmi les glaces dérivantes en provenance de l’océan Glacial Arctique. À l’endroit où l’un des innombrables glaciers anonymes de la terre d’Ellesmere s’avance le plus dans les eaux frigides de la baie de Baffin, notre progression est interrompue par une zone de compression de la banquise. Vite, nous rebroussons chemin. Partout les eaux libres se referment, même devant le front glaciaire que nous sommes contraints de frôler. Soudain, le kayak de tête est ralenti par les floes, tandis que le second échappe de justesse à l’écrasement. Nous prenons l’avertissement au sérieux et abordons précipitamment une plaque de banquise où hisser nos esquifs. Par chance, notre nouveau domicile ne mesure pas moins de soixante mètres sur quarante ! Sous la neige fraîche soufflée par la bise, notre plaque dérive des heures durant, tournant sur elle-même, s’immobilisant, raclant le glacier, brisant les bourguignons épars.
Cette aventure, plus encore que toutes celles que nous avons vécues depuis un mois – bourrasques des vents thermiques, réel isolement, coup de patte d’une ourse et de son petit alors que nous tentions de trouver le sommeil sous la tente –, nous permet de mieux comprendre ce que vécut la funeste expédition américaine menée par Adolphus W. Greely, notamment son participant français dont l’ordalie a motivé notre venue : Octave Pavy. Ce héros méconnu de l’exploration polaire, engagé outre-Atlantique en 1881 comme chirurgien, fut au XIXe siècle l’un de nos rares compatriotes à s’intéresser à la conquête du pôle Nord. Qui était-il ? Telle était la question qui nous avait décidés à partir sur les lieux du drame, en terre d’Ellesmere, à l’extrême nord-nord-est du Canada, afin de ressentir ce qu’éprouvèrent durant trois ans ces vingt-cinq naufragés de la banquise, dont seuls six réchappèrent. Ils avaient établi un poste avancé, baptisé Fort Conger, puis, oubliés des leurs, avaient tenu deux ans à près de 82° nord. Ils avaient ensuite lutté cinquante jours contre les glaces dérivantes pour atteindre le cap Sabine, sur l’île Pim où ils avaient espéré la présence de secours ? À minuit dans le jour blafard, nous saisissons notre seule chance de mettre un terme à onze heures de dérive : un chenal d’eau libre s’est entrouvert quelques minutes, juste le temps pour nous de rembarquer et de nous faufiler à la pagaie entre les plaques.

16 juillet, île Coburg.

Le bimoteur en provenance de Resolute Bay se pose sur l’île déserte, encore enchâssée dans la glace. Nous déchargeons nos deux kayaks de mer rigides, remplis par un mois et demi de vivres, une tente, des vêtements chauds et un fusil. En regardant l’avion repartir, nous ignorons combien de jours seront nécessaires avant que la débâcle n’intervienne et ne nous permette de diriger nos proues vers le cap Sabine, à 500 kilomètres, où nous voulons apposer une plaque à la mémoire de notre compatriote : « Octave Pavy (1844-1884), héros français de l’exploration polaire. Après s’être voué avec un courage exemplaire au soin et au réconfort de ses camarades affamés, ce médecin de l’expédition Greely succomba ici même avec dix-sept d’entre eux. »

22 juillet.

Le vent d’ouest se lève et libère enfin la plage de toute la banquise pluriannuelle qui l’encombrait. Méthodiquement, nous chargeons les caissons des kayaks, et même leurs ponts avant et arrière. Nos premiers coups de pagaie sur une mer encombrée de glaces aux deux tiers nous font mesurer la stabilité relative de nos embarcations qui, sans nous, pèsent déjà 90 kilos chacune ! Les détours n’en finissent pas, un champ de glace en dissimule toujours un autre. Parfois, au cours de notre route hasardeuse, nous accostons sur une plaque pour nous reposer et faire le point. Les heures coulent, sous la divine clarté du soleil de minuit. Le silence, juste percé par les battements d’aile des guillemots et des fulmars, semble irréel. Vers 4 heures du matin, les épaules labourées par l’effort, nous abordons au pied d’une falaise inhospitalière et plantons la tente sur une congère.

5 août, cap Norton Shaw.

Cela fait une semaine que nous tentons de rallier ce point au-delà duquel nous espérons trouver moins de glace, une semaine que nous luttons contre les champs de banquise polaire, trois jours que nous attendons que des eaux libres apparaissent et que faiblisse le vent thermique qui a juste libéré le fjord dont les pentes morainiques nous retenaient. Peu avant notre accostage, une troupe de bélougas s’ébat et sonde en cadence dans les eaux glauques chargées de krill. Le cap est étrangement calme, à l’image des anciennes habitations des Inuit que nous découvrons, ténus cercles de pierres dans le chaos géologique des versants. Ce lieu, ainsi que toute la côte orientale de la terre d’Ellesmere, est désert aujourd’hui comme il l’était il y a plus d’un siècle lorsque, échouée sur l’île Pim, l’expédition Greely endura pendant dix mois les tourments du froid et de la faim. Pavy, lui, avait suggéré de traverser le détroit de Smith pour trouver de l’aide auprès des Inuit de la région de Thulé, au Groenland. Il n’en était pas question pour le lieutenant Greely. L’un mourut deux semaines avant l’arrivée des secours, l’autre raconta la tragédie à sa manière ?

13 août, Clarence Head.

C’est la troisième fois que nous démontons le bivouac, revêtons nos combinaisons sèches et pagayons vers le large. Les risées qui proviennent du glacier sont effarantes. Face à lui, un gigantesque iceberg tabulaire est échoué. De part et d’autre, des flots continus de glaces dérivantes coulent vers le sud, mues par les courants et le vent dominant. Ayant pris pied sur une zone de compression, nous envisageons de frôler l’à-pic du glacier pour continuer. Alors que nous rembarquons, deux cents mètres carrés de glace comprimée émergent devant nos étraves. Attente sous la protection de l’immense iceberg ? Des heures durant, par sa droite ou sa gauche, nous tentons de frayer notre voie vers les eaux libres, vers ces polynies tentaculaires que nous devinons au loin. À chaque fois, nous sommes retardés par nos détours, aussi le pack en profite-t-il pour nous ramener à hauteur du « havre » venteux. C’est l’échec de notre troisième tentative, sous 77° de latitude nord.

15 août.

Nous nous en remettons à la sagesse : il faut faire demi-tour sans tarder, car nous n’avons couvert en trois semaines de combat contre les glaces que le quart de la distance prévue. Le village le plus proche s’appelle Grise Fiord, à 300 kilomètres environ. Avec l’été qui s’achève et la glace pelliculaire qui se forme sur la mer lors des nuits de givre, rallier ce lieu salutaire n’est pas une partie de plaisir. Longues sont encore les journées que nous passons à nous débattre dans le filet des floes ou à résister aux gifles du noroît. Souvent, nous croisons un phoque qui montre sa tête, parfois un groupe de narvals au souffle bruyant. Voir la vie s’épanouir là où l’homme n’a pas sa place nous rassure et nous encourage. Sept fugitives rencontres avec l’ours blanc entretiennent notre émerveillement en même temps que notre vigilance : à deux reprises, si le plantigrade n’avait pas pris peur, il aurait eu le temps de nous attaquer avant que nous n’eussions pu saisir notre arme. Avec nos deux kayaks dressés de part et d’autre de la tente par mesure de protection, notre campement ressemble de plus en plus au camp Clay où l’expédition Greely avait passé l’hiver sous une baleinière. Cependant, jusqu’au 22 juin 1884, date de sa délivrance par le Thetis, chaque visite d’ours était une aubaine pour ces « affamés de la banquise » qui, eux, cherchaient à s’en repaître plutôt qu’à s’en protéger.

Début septembre.

Le ciel nocturne devient obscur et nous nous réveillons sous la neige, à quelques coups de pagaie de Grise Fiord. Nous n’avons pas vu âme qui vive durant un mois et demi, les rivages que nous avons côtoyés étaient si purs et éloignés de tout que nous n’y avons pas relevé le moindre déchet marin. Il n’y avait pour seules traces sur les plages que l’empreinte du renard polaire, du bœuf musqué et de l’ours ; pour seule traînée dans le ciel que le vol des eiders, des huarts, des mouettes et des goélands. Notre joie en apercevant les maisons du village le plus septentrional du Canada, en bordure d’un estran hérissé d’icebergs rongés par la fonte, est tempérée par un sentiment d’échec. Nous n’avons pas abouti : la plaque que nous pensions déposer au cap Sabine demeure emballée au fond de l’un de nos esquifs. En débarquant, nous apprenons que l’année était exceptionnellement englacée, mais ce qui nous excuse ne nous satisfait point. Le retour à la civilisation ne nous détournera pas longtemps de notre projet : suivre la route de l’expédition Greely et rendre hommage à un héros injustement oublié, Octave Pavy, dont nous avons fait nôtre la devise « Vis où tu peux, Meurs où tu dois ». Forts de notre téméraire expérience, nous ne pouvons douter que notre prochaine tentative pour traverser ce territoire, probablement l’un des plus reculés, des plus hostiles et des plus stupéfiants de la planète, ne soit couronnée de succès.

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