Le Xinjiang avec une caravane de chameaux

Marcheur au long cours, Jean-Yves Guéguéniat va chercher au bout du monde bien plus que le dépaysement : les déplacements physiques n’ont à ses yeux de profondeur que s’ils s’accompagnent d’un voyage dans le temps. Tels sont, pour lui, les deux seuls luxes de notre époque. La route de la soie lui est donc apparue comme la destination idéale : sur cet itinéraire, l’horloge compte par siècles… À la tête d’une caravane de chameaux, il a couvert 3 500 kilomètres de Lanzhou, en bordure du fleuve Jaune, à Kachgar, au pied des monts Pamir, à travers les territoires désolés de l’ancien Turkestan chinois. D’est en ouest, donc, en suivant l’itinéraire des marchands caravaniers.


Je suis sur l’antique route de la soie. Devant moi, la chaussée bordée de peupliers s’étire entre les champs de légumes et de céréales. Je devine qu’elle va parvenir à s’insinuer entre les monts Célestes et le désert, polie comme elle l’est par des siècles de cheminement. Par ici, le papier et l’imprimerie, la boussole et la poudre ont taillé leur route vers l’ouest. Et surtout la soie. Chargées de ballots qui masquaient les bosses de leurs chameaux de Bactriane, des caravanes ont emporté vers les déserts de l’Asie centrale et les rives de la Méditerranée les précieuses étoffes qui séduisaient les élégantes, de Bagdad à Massalia. Jusqu’à ces Romaines dont on disait, au-delà des Pamir, qu’elles étaient folles de ces drapés qui les habillaient tout en les faisant paraître nues…

Le chameau comme passeport


J’ai choisi de parcourir à pied le tronçon chinois de la route, entre Lanzhou et Kachgar, avec quatre chameaux pour animaux de bât, deux chameliers et un interprète : l’équipage d’un marchand. Je réalise un vieux rêve qui mûrissait depuis que j’ai commencé d’arpenter le monde. Il y a dix ans, j’étais parti vers Saint-Jacques-de-Compostelle dans la plus grande insouciance. Je ne savais pas encore que j’allais rencontrer ma vraie nature, les pieds sur la terre rugueuse mais la tête dans les étoiles, seul toit qui ne m’étouffe point. Après deux mois, j’avais gagné ma coquille de Santiago, mais je n’étais pas au bout du voyage. Comme un horizon qui toujours se dérobe, l’ailleurs que je cherche est toujours plus lointain. « On the road again », comme disait Kerouac, un autre Breton… J’avais vécu deux mois suspendu au fil de la vie, me balançant au-dessus d’une terre aride, partageant souvent le soir la compagnie d’un berger, de son chien et de son troupeau. Nous dormions à la belle étoile et je rêvais de longues balades où l’animal serait mon passeport. Cinq ans plus tard, comme pour une ultime répétition, j’avais traversé les hauts plateaux boliviens avec une caravane de lamas. À la frontière argentine, les ânes avaient pris leur place sous les bâts mais c’était toujours la même fête à l’arrivée dans les villages…
Marcher avec des animaux, retrouver l’atmosphère des grandes traversées entre désert et montagne, parcourir de longues lignes droites dont on ne peut deviner la fin, avoir devant soi un espace assez vaste pour tenir quatre ou cinq mois au même rythme, et tout cela sans avoir besoin de franchir une frontière : seule la route de Marco Polo passait le maillage de mon crible. Après en avoir rêvé sur les bancs de l’école, puis tracé l’itinéraire entre déserts et montagnes, j’avais pris la route, par un beau matin de printemps.
À l’arrière, Lu, Sun et Zhao tiennent les chameaux par la bride. Lu, l’interprète, est étudiant en sciences. Son aptitude à la marche, développée lors de sorties naturalistes, un marteau de géologue à la main, est plus évidente que sa connaissance de l’anglais. Quant aux deux chameliers, ils ont des allures de malfrats d’opérette, avec leur costume trop grand, leurs espadrilles et leur casquette. Nous serons compagnons de route pendant plus de quatre mois, sans trop d’entorses à notre contrat : ils se tiendront à la vie quasi monacale qu’imposent des mises en route quotidiennes vers 4 heures du matin. Et ils veilleront avec attention à la clé de voûte de l’expédition : le bon état des soles des chameaux. Ces parties fragiles supportent mal le contact prolongé avec un sol dur ; or la route de la soie est aujourd’hui partout goudronnée.
Avant même de découvrir mes chameaux dans un jardin de Lanzhou, je les ai baptisés. Le premier s’appelle Pen-ar-Bed, dénomination bretonne du Finistère, à la fois bout et commencement du monde. La route de la soie est bien la liaison historique entre les deux moitiés du globe : la trame du tissu de soie, comme un fil d’Ariane, relie le Pacifique à l’Atlantique. Les Chinois ont appris très tôt que la bonne qualité du fil, bavé par la chenille du bombyx du mûrier, passe par un dévidage du cocon avant que la chrysalide ne le brise. Il faut donc la tuer en l’ébouillantant avant de tirer sur le fil. La beauté du produit passe par une œuvre de mort. Toute la symbolique chrétienne de la vie éternelle après le passage de la mort peut se retrouver dans l’industrie de la soie. C’est peut-être une des raisons de la fascination qu’exerce sur moi cette aventure, sur les traces des prosélytes de la beauté et de la séduction… Ce matin, j’en tiens le fil, je vais le tisser à chacun de mes pas. J’en dessine la trame et les motifs de décoration s’imposent chaque jour, reflets des paysages, fleurs des jardins, brocarts des rencontres.
Pour le deuxième chameau, je reste dans le même registre : il s’appelle Balthazar, du nom de l’un des Rois mages. J’aime cette idée de parcours balisé d’étoiles jusqu’à une sorte de Terre promise. Mon étable de destination sera Kachgar. Mais comment expliquer ces choix à des Chinois qui n’ont jamais entendu parler ni de la langue bretonne, ni du catéchisme ? Pour le troisième, je choisis Ludida, du nom de l’interprète et d’un mot chinois qui signifie « petit chef ». Quant au quatrième, j’essaie de le faire répondre au nom de Larbi, l’« Arabe », intermédiaire entre l’Orient et l’Occident.
Notre équipage, petit point dans l’immensité d’un paysage où l’œil porte à des dizaines de kilomètres, progresse au rythme dandinant des animaux. Les chameaux de Bactriane se déhanchent comme des danseuses et leurs deux bosses brinquebalent à chaque pas, souvent en sens contraire l’une de l’autre. Tantôt devant, tantôt à côté de ses bêtes, Zhao ne les quitte pas des yeux. Il a troqué ses espadrilles contre des tennis « made in China » et, pour moins les user, il en a fait ferrer la pointe de la semelle et le talon. Quand il marche dans l’obscurité, tôt le matin, alors que le trafic routier est encore faible, il fait sonner le bitume d’un claquement rassurant. Mes Chinois sont des hommes reposants, philosophes, possédant la tranquille assurance de ceux qui marchent les deux pieds sur la terre. Le régime politique qu’ils subissent, certainement très dur pour ceux qui veulent sortir du moule imposé ou pour ceux qui ne demandent pas à y entrer comme les Tibétains, évite aux autres de se poser des questions. Ils semblent vivre avec une sorte de fatalité qui les rassure. J’y pense tout en marchant, essayant de comprendre comment, dans l’ex-URSS, des années après la chute du mur de Berlin, on trouve des nostalgiques de l’ordre ancien qui n’étaient pas tous ses privilégiés.
Chaque jour, nous progressons durant six, sept ou huit heures, ou même beaucoup plus quand un carré de végétation pour les bêtes tarde à se présenter : la priorité, c’est la santé des chameaux. J’ai tellement intériorisé la crainte de les voir nous lâcher en route que, pendant tout le voyage, j’ai évité de leur grimper sur le dos, de peur de les fatiguer. Un soir, j’ai même fait un grand détour pour rejoindre le champ où ils allaient paître car, sur la route directe, des garnements avaient cassé des bouteilles.
Aujourd’hui, pour la première fois, nous traversons un tronçon de la grande muraille de Chine, vestige historique de la route de la soie, témoin de tant de caravanes, rempart de leur sécurité. La construction a subi les outrages du temps. Elle ne ressemble pas à la barrière continue que l’on voit au nord de Pékin. Mais la majesté des lieux demeure. On ne peut s’empêcher de penser à l’image d’un dragon qui ondule sur 6 000 kilomètres, séparant l’empire du Milieu des barbares qui en voulaient à ses richesses. De nos jours encore, les Chinois redoutent de s’enfoncer vers l’ouest, dans ce Xinjiang dont les nomades ont été les farouches adversaires des ancêtres de mes chameliers. Je sais que mes compagnons de route ne trouvent pas gratifiant de tirer les chameaux vers ce lieu d’exil pour fonctionnaires chinois, de défrichage pour soldats paysans. Passer la muraille porte encore une forte charge symbolique. Lu, Sun et Zhao ne rêvent pas de Far West. Ils préféreraient guider à moto un étranger vers Canton ou Shanghai : ils sont bien les fils de leur histoire.
Ils se trouvent beaucoup plus à l’aise là où ils peuvent rencontrer leurs compatriotes de l’Est, colons ou voyageurs, les Chinois han. C’est souvent le cas dans les relais routiers où nous faisons halte, sortes de caravansérails modernes où des chauffeurs piquent du nez quelques heures sur leur volant pendant que leurs camarades de galère ne s’arrêtent que quelques minutes, le temps de faire le plein et de refroidir les pneus de leur camion à grands jets d’eau. Moi aussi, j’apprécie l’ombre et le repos après 30 kilomètres face aux éléments naturels. Dans les stations, si le couchage est parfois rudimentaire, la cuisine, elle, est toujours une fête. J’affectionne particulièrement le mélange des saveurs, du salé et du sucré, des mets inconnus et des éternels œufs en gelée. Et le thé et la bière. Mais ma hantise, ce sont les redoutables toilettes collectives chinoises dont le simple nom de « lieux d’aisance » est un contresens…
Le ciel est magnifiquement bleu ce matin. Seuls, au loin, quelques nuages couronnent les sommets montagneux qui balisent mon chemin. Je marche depuis trois heures, des centaines d’enjambées devant mes compagnons. J’aime ce moment où l’automatisme de la marche dégage l’esprit. J’ajoute les pas aux précédents dans une sorte de béatitude. Déjà 15 kilomètres depuis notre lever en pleine nuit pour profiter des heures fraîches. Une lueur d’abord diffuse s’est installée dans mon dos et puis, sans que j’y prenne garde, mon ombre a commencé de me précéder en se détachant sur l’ocre du bas-côté. Je marche maintenant en plein soleil. Je sens sur ma nuque la délicieuse brûlure du matin. Tout à l’heure, les rayons plus puissants vont jouer dans ma tonsure. Souvent, comme ce matin, je pars en avant de la caravane, seul avec moi-même. Je ne suis pas venu au Xinjiang pour accomplir un exploit sportif même si, au rythme d’une moyenne de 25 kilomètres par jour, j’affiche une forme olympique que ne parviennent pas à gâcher les ampoules s’allumant régulièrement aux talons. J’ai besoin de cette solitude. Ce n’est pas que la compagnie de mes trois Chinois me pèse ; mais je ne veux pas me contenter de penser à la vie matérielle, aux distances à parcourir, à l’heure d’arrivée à la prochaine étape et aux plats que le restaurateur chinois, ouïgour ou mongol va nous servir. J’ai besoin de méditer, comme je le faisais sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle ou de Jérusalem.

Les replis de l’histoire et de la pensée


Je suis là aussi pour sentir par tous mes pores l’histoire des hommes qui m’ont précédé sur cette route, qui l’ont parcourue dans des conditions bien plus difficiles que les miennes. Avant de partir, je me suis imprégné de tous les récits hallucinés des voyageurs des siècles passés, des chroniqueurs chinois de l’Antiquité à Marco Polo, et des jésuites aux explorateurs de la Croisière jaune. Tous parlent des terribles colères du Taklamakan, le désert qui me sépare de Kachgar, des tourbillons de sable qui cinglent, aveuglent, assèchent et clouent au sol les hommes et les chameaux pendant plusieurs jours. Dès que l’occasion se présente, comme à Dunhuang, je m’arrête pour lire sur la paroi des grottes les influences grecques sur l’art bouddhique, apportées par les descendants des guerriers d’Alexandre le Grand. Je guette dans les yeux des enfants rencontrés la couleur qui rappellerait l’odyssée de dizaines de Gaulois, enrôlés de force dans les légions romaines et faits prisonniers quelque part en Mésopotamie, avant de finir comme gardiens de la Grande Muraille. Je cherche les vestiges de la porte de Jade qui fut, avec la Tour de pierre, l’un des relais de cette route séculaire. Je rêve à tous ceux qui ont tenté de dérober aux Chinois le secret de la fabrication de la soie. Combien sont morts suppliciés pour avoir tenté de vendre quelques cocons au-delà des Pamir ? Jusqu’à ce qu’une princesse épouse d’un dignitaire ouzbek ou kirghize réussisse à transporter le secret dans son chignon, puis que des moines nestoriens arrivent à Constantinople, les vers à soie dissimulés dans la partie creuse de leur bâton de marche !
Je suis là, surtout, pour mieux me connaître. Mieux me situer dans l’univers.
Je repense souvent à ces passages de la Bible où l’on raconte les séjours au désert des prophètes. La méditation et la prière y sont un ressourcement. Et le cadre n’est pas étranger à cette communion. Les montagnes sans la moindre trace végétale, les torrents à sec dont les pierres polies luisent sous la lune, la voûte des cieux avec sa myriade d’étoiles sont une ouverture formidable sur les replis de la pensée. Seul dans la montagne, je n’ai pas peur du silence : c’est mon allié pour aller plus loin en moi-même. Le temps ne compte plus. D’ailleurs, je n’ai pas de montre. Mes jambes me portent sans que je leur accorde la moindre pensée. Dépouillé de tous les artifices du monde, je suis disponible.

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