Une ethnologue au Vanuatu
Au Vanuatu, il arrive qu’en signe d’amitié on donne le prénom du visiteur à l’enfant qui vient de naître : c’est ainsi que Virginie Lanouguère-Bruneau a su qu’elle était adoptée dans la petite île de Mota Lava qu’elle avait choisie pour effectuer son « terrain » en anthropologie sociale. Jusqu’au milieu des années 1990, l’archipel était resté fermé à toute recherche ethnologique. La jeune chercheuse profite donc de l’ouverture des frontières pour mener à bien son projet : étudier le système social ancien et le mode de vie contemporain d’une société insulaire en pleine mutation.
Je suis née un jour de septembre, à 27 ans. Je suis née, dans une île perdue du Pacifique, au métier d’ethnologue. Confrontée au terrain, j’ai une année pour tout voir, tout entendre, tout comprendre du passé et du présent de sa société.
Ma première approche des us et coutumes de Mota Lava s’est faite à travers les livres, et notamment celui du révérend Codrington. Ce missionnaire anglican a vécu dans les îles du nord du Vanuatu pendant plus de vingt ans, entre 1850 et 1880, et a publié une remarquable monographie sur les îles de la région, qui décrit avec une grande précision la vie et les croyances des habitants. Pour mon DEA, j’ai étudié ces témoignages avec passion, et le moment est ensuite venu d’aller observer sur place la vie des îliens, un siècle et demi plus tard. De passer des livres au « terrain »… Quelle ne fut pas ma surprise en débarquant dans ces îles du nord de l’archipel ! La vie avait bien changé depuis l’époque décrite par Codrington, notamment en raison de l’influence de l’Église et de la modernité.
À mon arrivée au Vanuatu, je savais que j’allais faire une recherche dans le groupe des îles Banks, au nord de l’archipel. Mais dans quelle île, dans quel village, dans quelle famille ? C’était là une grande inconnue. La tradition veut ici que tout étranger se présente dès son arrivée au chef du village ou à un homme au statut élevé. Au cours de mon voyage exploratoire, j’avais rencontré Ata Kete, le directeur de la seule école de l’île de Gaua. Il aimait la France, j’aimais le Vanuatu ; une relation sincère et amicale est alors née. Il voulait que je m’installe dans son île, Mota Lava ; aussi me proposa-t-il de vivre dans la maison qu’il n’occupait qu’un mois par an avec sa femme et ses enfants. Je fus recommandée auprès de ses deux frères aînés, tous deux chefs, qui m’adoptèrent pour que je trouve ma place dans cette société dont j’avais tout à apprendre.
Me voici donc plongée au cœur du quartier de ma nouvelle famille, bien loin des certitudes et des hypothèses que j’avais élaborées dans le calme feutré des bibliothèques. En ethnologie, on parle d’observation participante pour qualifier la méthode de travail d’un ethnologue sur le terrain. Il s’agit de s’immerger dans une société, d’en apprendre la langue locale et de vivre au rythme des habitants. Rien de compliqué a priori, mais comment comprendre chaque geste, comment décrypter la valeur des choses, comment respecter le sens de l’autre, lorsqu’on arrive, tel un nouveau-né, dans un monde inconnu ? Ce sont là des questions que je me pose chaque soir, après une journée d’activité intense, lorsque je me retrouve seule dans la maison, à travailler à la lumière fébrile de ma lampe tempête. Je retranscris les notes prises le jour, en ajoutant tous les détails que je n’ai pu relever et je prépare les questions, les observations, les précisions à demander le lendemain.
Revivre le mythe
J’habite une maison « trois étoiles ». Sous l’auvent, j’ai aménagé une petite salle de bain, avec un seau (qu’il faut remplir tous les jours au puits), un gobelet, un rideau… C’est là un privilège car la majorité des habitants de l’île se lave au puits, dans la mer, derrière la maison ou parfois dans une petite cabane annexe. Ma maison est également luxueuse parce que j’ai un lit en bois, un petit matelas en mousse, une table avec un banc. Mais l’idée du luxe est un concept bien relatif. Dans les îles, ce luxe ne passe guère par le confort matériel. Nombreux sont ceux, en effet, qui ont vécu des mois, voire des années en ville, avec tout le confort qui s’y trouve, mais en sont revenus pour retrouver la quiétude de l’île. Le luxe dans l’île, c’est d’être ensemble, d’être libre de travailler, de dormir ou de rester à discuter toute la journée avec des amis, des parents, des voisins. Comme tout luxe, celui de ne rien faire reste très occasionnel.
Chaque jour, les habitants doivent se rendre dans les jardins, dispersés autour de l’île et parfois distants de plusieurs heures de marche. Je m’y rends volontiers avec l’une ou l’autre de mes familles adoptives. Ce passage d’une famille à l’autre enrichit considérablement ma vision de la vie sociale à Mota Lava. Dans les jardins, tandis que tout le monde s’affaire à différents travaux, je regarde, j’observe, je questionne. Je comprendrai plus tard que les méthodes d’apprentissage dans cette société relèvent plus de l’imitation et du savoir-faire que du « savoir dire ». En effet, il faut faire et vivre soi-même pour apprendre et maîtriser la précision des gestes et leur signification.
Cette leçon me fut donnée dans ces jardins. Les insulaires y plantent notamment des ignames, dont la valeur sociale est extrêmement importante. Une de mes deux « mamans », Josina, ne saurait supporter que je reste une journée sans manger, ce que font facilement les adultes quand ils se rendent au travail. Elle a pour moi, comme pour son petit dernier, mon « frère » de 4 ans, une attention bienveillante de tous les instants. Mais lorsqu’elle fait griller les ignames sur un feu de fortune, elle ne me prépare pas seulement à manger : elle actualise le mythe de l’orphelin rejeté parce qu’il n’avait pas de jardins. Sa grand-mère l’aida alors à en préparer un et, au moment de la plantation, lui dit de la découper en morceaux et de planter les différentes parties de son corps. Les ignames que l’orphelin récolta étaient très belles et très grosses. Il les offrit à la famille de son ami, qui l’adopta. Comme lui, je n’ai pas de jardins, mais j’ai déjà une famille adoptive. En consommant les ignames, je me nourris des ancêtres qui reposent au creux de la terre et se régénèrent pour revenir à la vie sous une autre forme. En effet, avant de le planter, les îliens évident un morceau du tubercule et le déposent en terre, comme ils le font pour les morts. Ce fragment de végétal se régénère dans les profondeurs obscures du monde souterrain, avant de revenir dans l’univers des vivants sous une autre forme, celle d’une belle grosse igname, qui peut alors être offerte et consommée par les vivants. Cette offrande est une étape nécessaire pour nouer des relations sociales tandis que la consommation d’ignames construit le corps des humains. La culture et l’absorption de ce tubercule sont ainsi des actes forts, qui aident les enfants – dont je fais partie –, à grandir tant physiquement que socialement.
Je pensais que, spontanément, les habitants des îles étaient davantage tournés vers la mer. Leur attachement à la terre m’étonne et j’ai même parfois l’impression que la mer les effraie. Il est vrai que les histoires ou les expériences « houleuses » sont courantes. Ainsi, je fus bien étonnée lorsque, le jour de mon anniversaire, ma « famille » se mit à préparer un repas de fête… Elle s’apprêtait en fait à célébrer le sauvetage d’un groupe de garçons de l’île, dont l’embarcation avait chaviré en pleine mer quelques années plus tôt, à cette même date. Ces jeunes hommes avaient nagé pendant plusieurs heures sous l’aiguillon de la menace des requins, nombreux dans les eaux du Pacifique. Tous étaient arrivés vivants sur l’île ; cet événement est à l’origine d’une commémoration annuelle. Parfois, la mer est moins clémente, comme le jour où un raz-de-marée a ravagé un village entier.
Ces histoires ne sont pas faites pour me rassurer, moi qui n’ai jamais eu le pied marin ! Et pourtant, que de beautés colorées à découvrir… Nous sommes aux confins de la plus grande barrière de corail du monde. Les jeunes hommes, et notamment mes « frères » qui m’emmènent pêcher, m’épatent par leur habileté et leur endurance sous l’eau. À l’aide d’une tige de fer à peine pointue, ils harponnent les petits poissons-clowns.
La terre ferme réserve elle aussi des surprises, notamment lors des fréquents séismes. Le Vanuatu, sur le fossé dit des Nouvelles-Hébrides, est en effet situé à la rencontre des plaques tectoniques de l’Australie et du Pacifique. Sentir bouger le sol lorsqu’on habite une île de 30 km2 inspire un fort sentiment d’inquiétude et de malaise. Pourtant, les maisons végétales sont souples et résistent aussi bien aux séismes qu’aux cyclones, lorsqu’ils ne sont pas trop forts.
Quelle idée d’aller s’isoler au bout du bout du monde, sans autre bouée de sauvetage que l’avion ou le cargo, qui de toute façon ne peuvent se déplacer en cas de cyclone ou de tempête. Et quelle idée de venir se perdre ici, pour la gloire et pour la science ! L’attrait du sable blanc, des eaux limpides, des cocotiers, la douceur des alizés, de la vie sauvage à la Robinson… Mais à bien y réfléchir, je n’ai rien à envier à Robinson. Il n’avait pas les parents, les amis, les voisins que j’ai et pour lesquels je suis là . Oui, c’est bien pour eux que je suis venue ici. Le reste est un cadeau.
Pourtant, il est des jours où nous avons du mal à nous comprendre. Outre le fait que je ne maîtrise pas encore totalement la langue, nos valeurs et nos attentes sont parfois aux antipodes. Même si l’influence chrétienne a modelé leur pensée, j’ai du mal à comprendre et à intégrer certaines règles locales. Par exemple, il est mal vu que je discute en tête à tête, y compris dans un lieu public, avec un jeune homme marié. Même avec les meilleures intentions du monde, je suis sans doute une menace pour les jeunes femmes de l’île. Les habitants sont pourtant très tolérants et acceptent par exemple de me voir déambuler en pantalon, tenue interdite aux jeunes filles, car elle laisse deviner avec trop de précision les formes du corps. Je peux également boire du kava, la boisson locale que Cook avait surnommée « poivre enivrant », réservée aux seuls hommes, ou assister aux réunions des chefs de l’île.
Sous le regard des ancêtres
Mon statut hybride reste cependant une protection efficace et un point de rencontre et de curiosité. Je fais par exemple l’objet de plaisanteries bienveillantes de la part des femmes du village. Lors des grands rassemblements communautaires, elles me poussent à plaisanter envers certaines personnes de ma parenté, comme la sœur de mon « père », ma titamas, à qui je dois le plus grand respect. Ma punition, en tant que Blanche, est d’offrir le thé à l’ensemble des femmes du village. Il est des avantages qui se paient ! Ces embuscades restent cependant à l’image de la population : bon enfant, accueillante, toujours prête à plaisanter.
Les problèmes qui peuvent se poser dans une île restent toujours relatifs à Mota Lava. Même lorsqu’il s’agit d’une question de survie : par exemple quand, en période de sécheresse, les habitants n’ont plus d’eau potable. Ils boivent alors de l’eau de coco, fruit de l’arbre de vie. C’est mon « oncle maternel » qui m’a expliqué le mythe de l’origine du cocotier. Selon la coutume, il doit prendre soin de moi, me donner des droits sur les terres à cultiver et m’enseigner les valeurs de la société. J’aime l’écouter, il me rappelle mon grand-père maternel, en plus roublard, mais avec le même esprit d’enfant, toujours prompt à faire des blagues. Il est pourtant le vieux sage de l’île, toujours présent aux réunions de chefs, comme garant de la coutume et du savoir ancestral. « La noix de coco, me raconte-t-il, vient de la tête d’une femme-serpent, tuée par son gendre ; l’eau de coco représente le sang de certains ancêtres. » Il connaît aussi une histoire coutumière où une grand-mère ramène à la vie son petit-fils en le frictionnant avec l’eau d’une noix de coco verte. C’est pour ces valeurs fondamentalement liées à la renaissance que ce fruit est utilisé dans de nombreuses cérémonies.
Je découvre avec ravissement une palette de saveurs déclinées à partir d’un seul fruit : l’eau de coco, d’abord, qui désaltère au moment le plus inattendu, lorsqu’on est perdu au fond d’un jardin, à deux heures de marche de la maison ; la chair immaculée, cachée sous la coque hirsute et noire, plus ou moins dure selon la maturité de la noix ; le lait enfin, qui accommode la tasse de thé d’un nuage de volupté délicieusement exotique ou mijote avec les tubercules, base de l’alimentation. La noix de coco est également cuisinée dans les plats de fête comme le nalot et le laplap, deux puddings de tubercules cuits différemment dans le four à pierre. Elle est offerte lors des mariages où elle est un gage de prospérité, mais interdite à la consommation aux parents proches d’un défunt lors des funérailles. On dit qu’elle empêcherait ce défunt de quitter le monde des vivants.
Les ancêtres sont ainsi très présents dans la vie quotidienne, que ce soit pour protéger ou aider leurs descendants, ou bien pour punir les personnes malveillantes qui ne respectent pas le bien d’autrui et les places sacrées. La vie n’a pas de fin et la mort n’est qu’une transformation, un passage à autre chose, à un autre monde. Cette conception participe sans doute de l’optimisme des villageois. J’aime cette joie de vivre, cette légèreté quotidienne, même si la nature humaine reste ce qu’elle est, avec ses qualités et ses défauts universels.
La vie, la mort, avec au centre le mariage d’un homme et d’une femme pour donner naissance à un petit d’homme qui prendra le relais des anciens. C’est un vrai bonheur de m’asseoir au milieu des enfants de mon quartier, qui m’apprennent les règles d’un jeu de coquillages, semblable à notre jeu de billes. Ils sont très fiers de m’avoir parmi eux. Je le suis tout autant d’être acceptée et intégrée dans leurs loisirs. Ces enfants aiment et admirent ce que je représente, à savoir la modernité et la société des Blancs. Ils ne se rendent pas toujours compte que je suis là au contraire pour sauvegarder les coutumes et le savoir de leurs ancêtres, qu’ils pourraient délaisser au profit de pratiques nouvelles, dites modernes.
Il est vrai que le mode de vie se transforme au fil des générations et que les pratiques des anciens sont parfois malmenées par la modernité. Avec l’église anglicane implantée dès la fin du XIXe siècle, l’introduction d’autres obédiences plus récemment, celle de l’école mais aussi et surtout celle de la société marchande et de la culture commerciale du coprah, les activités et les valeurs sociales ne cessent d’évoluer. Elles glissent lentement vers l’uniformisation. Quoi qu’il en soit, grâce à mon « oncle maternel » qui me confie de nombreux secrets et à tous les villageois qui m’ont adoptée comme une des leurs, tout ce savoir ancestral est d’ores et déjà consigné dans une thèse de quatre cent cinquante pages… Pour qui toutes ces pages noircies, sinon pour les habitants de Mota Lava, pour leurs descendants et les nôtres aussi qui sauront, si jamais les cultures des hommes devaient un jour devenir uniformes, qu’il a existé des sociétés aux pratiques sociales différentes, au savoir précis et aux valeurs humanistes elles aussi ?
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