Ursule, la petite sirène
Patrick Fradin, nostalgique de ses grandes traversées océaniques, à travers l’Atlantique, l’Indien et le Pacifique, relate sa rencontre avec Ursule, la sirène qui habite la fosse de La Romanche, par 7 120 mètres de fond.
C’était au matin. Mon quart s’achevait et le bateau avançait bien, les voiles gonflées au portant de l’alizé. Le soleil se levait, inondant déjà le ciel de mille couleurs pastel. Je remontais les lignes de traîne sans conviction. Depuis quelque temps, nous n’avions rien pêché, alors que thons et dorades sautaient et nageaient autour du bateau : à n’y rien comprendre. Ainsi, je tirai la première ligne à bord afin d’en vérifier l’hameçon… et puis si par hasard ? Mais non, elle était vierge de toute prise. Je la remis à l’eau et la laissai filer. Tandis que mes doigts guidaient le bout, je contemplais les pastels pâlissants et le soleil qui dissipait les nuages, avant de me donner, comme chaque jour, son amicale mais torride claque dans le dos.
J’allai sur l’autre bord relever la deuxième des trois lignes. Je fus étonné de la sentir résister. Je modérai cependant mon enthousiasme car ce pouvait être des algues ou une méduse qui, glissant le long du filin, allaient parfois se coincer au niveau du plomb. Les yeux rivés sur le sillage, je hissai donc la traîne mètre après mètre. J’arrivai bientôt au bout et distinguai une masse telle que, non, ce ne pouvait être un poisson. Je tirai encore un peu ; la résistance devenait quasiment nulle. Lentement et martelant les syllabes, un peu désemparé, je dis tout haut : « Qu’est-ce-que-c’est-que-ça ? »
Un peu au-delà du bas de la ligne… la chose flottait… on aurait dit… ça alors, une chevelure ? sous laquelle apparut bientôt un visage ! J’en restais ébahi, les yeux écarquillés de surprise, et la ligne me glissa des mains. J’entendis chanter. Quels étaient donc ces sons si mélodieux et pourtant inconnus ? Toutefois n’importe qui aurait compris qu’il s’agissait d’un blâme. Mes doigts saisirent donc à nouveau le nylon et je remontai les mètres perdus. À un mètre du balcon, alors que je ne savais toujours pas comment m’y prendre, une main se tendit vers moi. Et ce chant, ô ce chant, quelle extase ! Pendant une demi-seconde d’hésitation, toutes les légendes de marins perdus me vinrent à l’esprit. Mais il fallait agir et ce fut avec une douce appréhension que je la saisis et la hissai sur la queue-de-mallet.
Je vois ici se dessiner sur le visage du lecteur un sourire d’incrédulité, de pitié ou d’indulgence vis-à -vis d’un halluciné. S’il savait comme il a tort. S’il savait comme les enfants ont raison de croire aux fées et aux lutins, puisqu’ils existent ; et ils l’apprennent à l’insu d’adultes sans lucidité qui prétendent divertir, alors qu’ils évoquent tout un monde qui leur échappe. Ils prétendent croire en un ou plusieurs dieux, en l’au-delà – paradis ou enfer – en l’univers infini, en quantité de dogmes et de tabous. Ils prétendent croire à la Vie, croire à l’Amour, et ils renient, rejettent, bannissent tout un monde de réalités merveilleuses auxquelles appartiennent les sirènes. Mais pourquoi chercher à convaincre ? Rien n’y fera et c’est votre droit de persister dans l’erreur.
Elle n’était pas plus grande qu’un dauphin, un peu plus d’un mètre cinquante, un mètre soixante-dix peut-être. Sans doute avait-elle 18 ou 19 ans. Ses longs cheveux blonds, si blonds qu’ils semblaient d’or, paraissaient à peine humides et flottaient au vent. Ses grands yeux verts, inexprimables de beauté. Le visage émouvant de finesse, les épaules plutôt larges, des seins au galbe tendre et des hanches en amphore d’un vin que l’on devinait fruité et capiteux. Le haut des cuisses laissait à peine le temps à l’imagination et s’estompait rapidement en une queue semblable à la caudale d’une dauphine. Sa peau si douce et son teint étaient du front au bout de sa palme d’un gris métallisé semblable à de l’étain miré. Aussi délicieuse à regarder que de croquer dans une pêche juteuse et sucrée un soir ensoleillé d’été. Surtout, croyez-moi, si tous ceux qui ont parlé de sirènes les ont toujours décrites merveilleusement belles, c’est parce qu’elles n’existent qu’ainsi.
Nous étions donc assis l’un près de l’autre. Mes yeux trahissaient déjà mon cœur épris, mon corps prisonnier et mon âme prête à se damner. Elle me fixait de son regard ingénu, telle une petite fille relatant sa récréation. Et elle entonna l’explication de notre rencontre, de son doigt piqué sur l’hameçon sans qu’elle pût l’en défaire. Subjugué par son chant, je lui pris la main – quel frisson de douceur ! – et entrepris de décrocher son index. Elle chantait de telle sorte qu’il ne s’échappait du dessin de ses lèvres, non pas une voix, mais une réelle symphonie. Je suppose que n’importe qui aurait compris ce qu’elle me contait. Un genre de langage céleste universel. Elle me dit qu’elle habitait par 7 000 mètres de fond, dans la fosse de la Romanche, à 7 120 mètres exactement, troisième rocher en venant de l’ouest de la vallée, dans la deuxième grotte aux algues rouges. Ainsi elle me donna ses coordonnées, comme si elle m’invitait à passer quand je le voudrai, sans craindre pour sa civilisation – je vous avoue ne pas avoir vérifié l’adresse ni la présence d’algues rouges à une telle profondeur. Elle y vivait donc avec sa famille et tout le peuple des sirènes. Elle me dit qu’elle allait souvent se promener, voir à la surface s’il y avait des navires à admirer. Elle me chanta qu’elle avait vu le voilier et remarqué que je remontais les traînes. Elle avait voulu me faire une farce en retenant la ligne et s’y était piqué le doigt. Elle avait dû suivre le bateau, nageant avec énergie, ne pouvant se défaire de l’hameçon. Elle me chanta aussi, craintivement, qu’il ne fallait pas lui en vouloir, ni lui faire de tort, qu’elle était encore jeune, qu’elle n’avait que 60 ans, que ses amies – plus farouches – l’attendaient et risquaient de s’inquiéter. Je crois que leur charme ensorceleur est un moyen de défense contre l’homme, prédateur insensible et vil.
Alors que je lui frôlais le bras, elle me dit que pour perpétuer leur race il fallait parfois que l’une d’elles fît l’amour avec un homme qui perdait alors la vie dans les profondeurs abyssales. Mais qu’importe la vie terrestre tant elle doit paraître morne et fade après un si grand bonheur. Je lui caressai le bras jusqu’à l’épaule, puis son cou, si doux, si fin ? Dans un sourire timide, elle me dit s’appeler Ursule, mais je crois que c’était une blague. Elle s’enquit de mon nom. Je lui répondis d’une façon plate, banale et ridicule, mais n’eus point le temps de m’en blâmer, tant j’étais envoûté. J’aurais voulu lui poser mille questions mais elle ne m’en laissa pas l’instant. Et qu’aurait-elle pensé de ma voix d’homme, si monocorde et cacophonique ? Elle reprit mon nom d’un air charmant et enjôleur. Je la caressais inlassablement. Tandis que ma main, se faisant aussi légère que possible, descendait lentement vers sa poitrine, elle m’attrapa le poignet comme pour m’intimer de l’écouter avec attention. Bien sûr que je l’écoutais, de mes deux oreilles et de tous mes sens. Elle me rabroua alors d’une musique fougueuse à l’orchestration fabuleuse mais dont le sens était des plus clairs, quelque chose du genre : « Et la prochaine fois que tu remontes ta ligne, prends garde à ne pas ferrer comme un cochon et tirer comme un âne ! Ce pourrait bien être moi qui viens te voir et ça fait très mal ! » Et elle plongea aussitôt, me laissant sur ces notes, ahuri. J’avais bien tenté de la retenir, de la rattraper par la queue, mais elle m’avait filé entre les bras.
Je scrutai le sillage, désespérant de la voir réapparaître. Je me demandais pourquoi ? Pourquoi n’avait-elle pas voulu de moi ? Étais-je si laid qu’elle me condamnât au monde des humains ? Eut-elle pitié ou fus-je de si agréable compagnie qu’elle me graciât vis-à -vis de son peuple, sacrifiant son plaisir – si tant est qu’elle en eût pris ? Aurais-je dû plonger, la suivre ?
Tout à mes questions, j’entendis subitement chanter sur tribord, à quelques mètres seulement. Je tournai promptement la tête, mais n’eus que le temps d’apercevoir, dans le bouillonnement des eaux, un signe d’adieu et l’immersion de sa crinière d’or. Ne restait que la mer qui s’agitait sous un vent forcissant. Le ciel se couvrait peu à peu. Elle n’est jamais revenue.
Aaahhh ? Ursule !
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