L’homme qui vole avec les oies
Victime l’hiver des abus de la chasse exercés dans les pays du sud de l’Europe, la très belle oie naine de Suède a pratiquement disparu au cours des quatre dernières décennies. Aidé de quelques biologistes européens, Christian Moullec, passionné d’ornithologie et météorologue de profession, a eu l’idée d’utiliser un ULM pour enseigner des voies de migrations différentes à de nouvelles générations d’oies naines. Depuis près de dix ans, l’amoureux des oiseaux a découvert des voyages aériens d’un genre nouveau, en même temps que les volatiles qu’il a élevés et qui l’accompagnent. Fidèles à leur nature d’oiseaux migrateurs, les oies sont des espèces qui mémorisent avec leurs parents, naturels ou adoptifs, les trajets migratoires qu’elles enseigneront plus tard à leurs propres jeunes. Pour Christian Moullec, il est bien plus facile d’enseigner aux oies sauvages de nouveaux itinéraires de migration que d’apprendre aux hommes les voies élémentaires du respect de la nature.
Mais qu’est-ce que je fais là  ? Trois cents mètres sous mes yeux défile le cordon surpeuplé d’une des plages de Barcelone. Sur ma gauche, le bleu de l’horizon méditerranéen tranche avec la couleur du sable et la verticalité provocante de quelques hauts immeubles de la ville catalane. Sur ma droite, perpendiculairement à la côte, l’axe d’une grande avenue s’achève en une vue imprenable sur l’imposante cathédrale de Gaudi. Mon groupe d’oies cendrées, merveilleusement alignées à mes côtés, est indifférent aux questions incongrues que m’inspire ce spectacle presque surnaturel. En bas, 400 000 personnes, la tête en l’air, nous regardent sans murmurer. Je suis là pour régaler les yeux de la population et j’ai conscience de me nourrir de cette nouvelle expérience. J’agite machinalement la main pour saluer la foule espagnole, qui remue à son tour une multitude de bras. La concentration que m’impose le pilotage de mon aile Delta canalise l’essentiel de mon attention. Je m’enivre de la fierté que me procure cette « prouesse ornithologique ». D’ordinaire, tous ces gens ne voient pas les oiseaux migrateurs qui passent régulièrement au-dessus de leurs quartiers, mais aujourd’hui, ils rêvent en me regardant voler avec mes oies sauvages. Pour moi aussi, les souvenirs arrachés ici resteront longtemps dans mon esprit.
Ce n’est pourtant pas en vue d’offrir un beau spectacle que j’ai commencé à voler avec mes premières oies en 1995. Non, je voulais seulement savoir si les idées de Konrad Lorenz, le célèbre éthologue autrichien, pouvaient me servir à enseigner de nouvelles voies de migration à des espèces menacées dans leur milieu naturel. Lorenz avait étudié, entre autres comportements animaux, le phénomène de « l’imprégnation » chez quelques anatidés : la faculté que possèdent beaucoup d’espèces à s’attacher au premier objet animé qui leur manifeste quelques proches attentions dans les heures suivant la naissance. Je savais par ailleurs que les oies, les cygnes et les grues sont des espèces migratrices qui, n’ayant pas l’instinct de la migration, ont besoin de suivre leurs parents en vol durant les premiers mois de leur vie afin de mémoriser les trajets qu’ils devront apprendre plus tard à leurs propres jeunes. Un comportement acquis qui s’oppose au comportement plus traditionnel et inné de la plupart des autres espèces migratrices pour lesquelles la migration est un réflexe, la manifestation d’un ordre dicté par les gènes, comme chez les hirondelles, les coucous ou les cigognes. Avec les premiers vols réalisés en compagnie de deux bernaches nonnettes, je découvris le plaisir de me prendre pour un oiseau, associé à l’objectif utile de servir une espèce menacée.
Dès mon enfance, ma passion pour les oiseaux s’était manifestée par de longs moments à rêver le nez en l’air en observant le vol merveilleux des espèces qui peuplaient ma Bretagne natale. Je passais aussi beaucoup de temps à me demander ce que je pourrais faire de ma vie avec cet intérêt un peu en marge pour l’observation du ciel et de ses habitants. Météorologue serait le métier qui allait me permettre de trouver un alibi intéressant, grâce à l’observation des nuages et des divers phénomènes atmosphériques. Le droit que l’on me refusait à l’école primaire de rester au fond de la classe, le regard perdu vers le ciel, pourrait bien finalement m’être accordé par le biais de cette profession passionnante. Mais ce qui me séduisait plus encore dans cette activité, c’était la possibilité de séjourner de longs mois dans les territoires d’outre-mer pour observer l’avifaune. En 1998, j’allai passer une année sur l’île d’Amsterdam, au milieu de l’océan Indien. Entre les observations météo et les lâchers de ballons-sondes, je me consacrai à l’étude et à l’observation des albatros, des manchots et autres pétrels géants. J’élaborai aussi des projets de migrations avec les oies naines de Suède. Dans la foulée, je séjournai quatre ans à Saint-Pierre-et-Miquelon. Là -bas, pas question de m’initier au pilotage des ULM : la météo est bien trop capricieuse pour un débutant. C’est dans le Cantal que j’ai découvert le vol en deltaplane, puis le vol motorisé en compagnie de mes premiers oiseaux. Je suis encore affecté aujourd’hui comme météorologue dans ce département, où la nature et les paysages sont préservés.
Un voyage initiatique
En 1999, ma femme et moi avons décidé d’organiser un premier voyage depuis la Suède avec nos oies naines. Il s’agissait d’enseigner à trente de ces oiseaux un nouvel itinéraire de migration. L’oie naine hivernait autrefois principalement autour de la mer Noire après un séjour de reproduction en Laponie suédoise et finlandaise. En quelques décennies seulement, cette espèce a pratiquement disparu, à cause des abus de la chasse pratiquée dans les pays du sud-est de l’Europe. De riches chasseurs, d’Italie et de France principalement, se voient proposer par des tour-opérateurs des safaris dévastateurs jusque dans les réserves naturelles de pays à la recherche de devises étrangères. De nombreuses autres espèces sont menacées par ces excès. Certes, la meilleure action à mener lorsque la biodiversité est en péril est la préservation des milieux naturels, mais dans le cas de l’oie naine, il m’était difficile de faire directement pression sur les lobbies ; j’ai donc pensé qu’une première intervention humaine, artificielle et médiatique, pourrait maintenir l’espèce en attendant une protection définitive. Le projet, s’il fonctionnait, permettrait d’envisager plusieurs voyages. Chaque automne, il s’agirait d’enseigner à une centaine de jeunes oies naines de nouveaux trajets de migration vers des sites d’hivernage protégés au bord du Rhin, aux Pays-Bas ou en Allemagne.
Pour notre voyage initiatique, nous avons choisi de partir d’une réserve naturelle près de Stockholm. Après avoir récolté auprès d’éleveurs amateurs les œufs précieux qui allaient nous permettre de mener notre expérience insolite, nous les mîmes en incubateurs à notre domicile du Cantal : les œufs donnèrent de magnifiques poussins, auxquels nous consacrâmes toute notre attention. Nos précieux animaux, quoique en petit nombre, représentaient vraiment pour nous l’avenir potentiel de toute l’espèce menacée. Nous ne devions pas manquer la phase délicate d’imprégnation de ces oiseaux afin de mener notre projet jusqu’à son terme. Il y avait une multitude de problèmes administratifs à régler avant d’entreprendre notre expédition, notamment des difficultés insolubles d’autorisation de survol : quand nous expliquions qu’une bande d’oiseaux appartenant à une espèce protégée nous accompagnerait au-dessus de plusieurs frontières, on nous répondait qu’il n’existait aucun précédent à une telle demande, et encore moins de cases à cocher. Seules la foi dans notre action et l’aide de quatre amis biologistes nous permirent de surmonter tous les obstacles.
Après quatre semaines passées à élever nos jeunes oies dans le Cantal, nous convoyâmes le matériel et toute l’équipe en Suède par la route : trois jours d’un long voyage avec les oiseaux dans un van pour chevaux, en se relayant régulièrement auprès d’eux afin de les rassurer, de les nourrir et de les abreuver. En leur présence, nous ne quittions jamais une espèce d’uniforme qui brise la silhouette humaine, sorte de longue toge marron qui nous faisait passer aux yeux des profanes comme les membres suspects d’une secte bizarre. Durant les mois de juillet et d’août, nous campâmes en pleine nature, au bord d’un vaste lac, dans une réserve naturelle suédoise, avec nos oiseaux toujours libres à nos côtés, protégés des attaques furieuses des moustiques indigènes par notre accoutrement habituel. Nous travaillions en collaboration avec un institut suédois de protection de la nature dirigé par un homme vénérable, ancien ami de Konrad Lorenz, le professeur Lambart von Essen, que je côtoyais avec admiration et plaisir. Je vivais avec enthousiasme l’amorce concrète du cheminement que me dictait de longue date mon intérêt pour la nature, son étude et sa défense.
Il était important que nos oiseaux découvrent leur aptitude au vol là où ils allaient devoir revenir plus tard pour se reproduire. En effet, c’est lors de leurs premiers essais que les oies mémorisent visuellement leurs futurs biotopes de reproduction. Il s’agissait donc pour nous de réaliser l’apprentissage des vols en compagnie de nos oiseaux à l’aide de nos deux ULM équipés de flotteurs. Le lac était un terrain d’entraînement idéal. Progressivement, au rythme de l’évolution de la musculature de nos oiseaux, nous réalisions des cercles aériens de plus en plus larges autour de la vaste réserve. La mémorisation s’opérait ainsi idéalement, augurant de bonnes perspectives de retour pour nos oiseaux, qui seraient seuls au printemps suivant, après une longue migration en notre compagnie vers les riches plaines alluviales du Rhin.
Du début du mois de septembre à la mi-octobre, il nous fallut cinq semaines d’un voyage difficile le long des côtes sauvages de la Suède pour accomplir l’itinéraire prévu. Le matin, nous réalisions des étapes courtes – 100 kilomètres en moyenne – afin de laisser le temps à l’équipe au sol de nous retrouver grâce à l’utilisation du GPS, et nous suivions un vague itinéraire qui longeait de près ou de loin les principaux axes routiers. Nous n’avions pas eu le loisir de repérer à l’avance les haltes récupératrices et chaque vol était une véritable aventure. La météo fut heureusement clémente au début de notre voyage, et nous profitions des vents portants pour rentabiliser au maximum chaque étape. Pour les amerrissages dans les criques abritées de la Baltique, nous essayions de trouver des endroits agréables et isolés. La population était toujours intriguée de nous voir débarquer comme des extraterrestres, équipés de notre robe de bure et accompagnés de trente oiseaux en liberté. Les Suédois nous rappelaient souvent la légende, chère à leur cœur, du fabuleux voyage de Nils Holgersson en compagnie des oies sauvages. Notre point de vue aérien était magique, qu’il s’agît du défilement d’une nature magnifique ou, plus tard, de celui des grandes villes portuaires du sud du pays et du Danemark. En septembre, de nombreux groupes de migrateurs descendent également vers le sud, et nous pouvions parfois les approcher. Il est arrivé qu’un élément égaré se joigne, pour un moment bref et merveilleux, à notre escadrille. Tout à notre joie, nous en oubliions l’angoisse d’une éventuelle panne moteur au-dessus des secteurs les plus délicats à traverser, notamment la longue étape depuis le sud de la Suède jusqu’en Allemagne. La mer était houleuse alors, et il n’aurait pas été possible d’amerrir en cas de problème. Un jour, nous avons dû tout de même nous abriter dans le havre d’un port de pêcheur. Je me souviens encore de l’expression stupéfaite des badauds qui se promenaient sur la digue lorsque notre équipée passa à quelques mètres au-dessus de leurs têtes, afin de ne pas rater cette phase délicate de vol avant l’atterrissage.
Ma femme suivit toute la migration comme passagère sur l’ULM biplace, parce que nos oies ne suivaient bien la machine que lorsqu’elle était présente parmi le groupe. Trop occupé à l’organisation de l’expédition, j’avais négligé la phase importante de l’imprégnation de nos animaux, et pour cette raison ils me suivaient mal au début du voyage. Nos oiseaux, en vol de formation, conservaient toujours entre eux un espace libre de près de 1,20 m en vitesse de croisière. Le vol se présentait le plus souvent en une seule ligne d’oiseaux formant un angle d’environ 45° avec la trajectoire suivie. Souvent, aussi, le même nombre d’animaux s’affichait de chaque côté de l’ULM, dessinant un V parfait. Si la vitesse imposée par l’ULM augmentait, la distance entre les oiseaux se creusait également et l’angle avec la trajectoire diminuait. Si l’ULM réduisait sa vitesse au minimum, les oiseaux se mettaient à voler en ligne presque perpendiculairement à la trajectoire, et avec un espace minimal entre eux. En migration, il est incontestable que l’oiseau de tête se fatigue plus que les autres. Nous avons presque toujours observé que les leaders laissaient échapper un filet de salive le long de leurs joues. Les oiseaux les plus puissants sont souvent ceux de tête, de gros mâles principalement. Chaque oie a une place privilégiée dans la formation, et les individus les plus familiers étaient ceux qui volaient le plus proche de nous. De la même façon, les oiseaux les plus liés entre eux, frères et sœurs souvent, volent côte à côte. En vol, les oiseaux nous regardaient toujours de manière très impressionnante – un regard intense, mystérieux et empreint d’une réelle intelligence. C’était une sensation hors du commun, presque une expérience spirituelle, qui nous emplissait d’humilité et de gratitude pour la faveur qui nous était accordée de les accompagner dans le vaste espace céleste.
Après beaucoup d’inquiétudes, notre aventure fut couronnée de succès : la majeure partie de nos oiseaux retourna en Suède dès le printemps suivant. Nous avons prouvé contre vents et marées que notre initiative risquée pouvait représenter un moyen efficace de modifier les zones d’hivernage de certaines espèces d’oiseaux menacées par l’homme, un interventionnisme positif différent des initiatives destructrices souvent majoritaires. En attendant de continuer à travailler de la sorte avec les oies naines, j’ai eu l’occasion, depuis cette aventure, de participer à la réalisation de plusieurs films sur les oiseaux, le vol en leur compagnie représentant évidemment une formidable occasion de tourner des images spectaculaires. J’ai donc volé un peu partout en Europe, et jusqu’en Afrique du Sud avec un groupe de grues demoiselles. Je continue de voyager afin de mieux découvrir la riche avifaune de notre planète, souvent aux côtés des oiseaux. J’ai la satisfaction aussi, toujours grâce à eux, de pouvoir faire partager un bonheur contemplatif, intense et simple.
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