L’appel des Kerguelen

Le capitaine Cook les a nommées « les îles de la Désolation ». Pour Christophe Houdaille, l’archipel des Kerguelen est un miroir qui lui a dévoilé un chemin de connaissance et de liberté. La rencontre eut lieu cinq ans auparavant, lors d’un premier périple subantarctique : envoûté par cette terre sauvage au climat rigoureux, le navigateur s’était promis d’y revenir. Après trois mois de mer sur son cotre Saturnin, il atteint l’objectif tant désiré et y passe un an et demi de solitude, au rythme d’une nature immémoriale qu’il apprivoise peu à peu.


Le vent a molli au cours de la nuit, laissant place à un silence pour le moins inhabituel, presque inquiétant. L’aube élève peu à peu la nappe de brume qui drape les hauteurs environnantes, révélant à chaque instant un peu plus d’austérité : des roches sombres, des pentes escarpées à peine égayées par de minuscules touches vertes. Des milliards de gouttelettes d’eau drapent le gréement du voilier tel un linceul. Elles se tiennent en équilibre, profitant du calme parfait, avant de grossir suffisamment pour rompre leurs liens ténus avec mon bateau, au mouillage.
Hier la houle, la navigation à tâtons dans la brume qui laisse entr’apercevoir les caps monstrueux, et puis le calme. Étrange silence ouaté. Mon cœur est-il serein ? Comment le serait-il dans ce décor de désolation ? La baie est enserrée de falaises où le noir et le vert tentent un mariage impossible. Il y a bien en direction de l’est une échappée sur la mer, si le mur des brumes ne la rendait inaccessible. Prisonnier de la baie ? Pas vraiment, puisqu’il me suffit de mettre l’annexe à l’eau pour rejoindre la berge.
Mon pied s’enfonce dans la tourbe, dans cette végétation jamais piétinée. Pour éviter les pièges, je rejoins les pentes caillouteuses. Hélas, ma botte glisse sur des boues à peine dissimulées par les graviers. Inutile de projeter une longue marche, je me sens un intrus dans ce paysage. Pourtant, si j’ai fait tout ce voyage vers l’archipel, si j’ose braver les Quarantièmes rugissants, c’est aussi pour lui, joyau inaccessible perdu dans les nuées, balayé par la houle. Je ne peux tout de même pas me contenter de rester au mouillage.
Une anse entaille la côte nord de l’île. Peut-être aurais-je dû mouiller ici car les pentes douces qui s’élèvent alentour rendent le lieu plaisant. Un pierrier conduit au sommet de la falaise. Cinquante mètres en contrebas, l’océan respire puissamment. La houle des Quarantièmes a déchiqueté la roche. Des aiguilles de basalte, témoins de l’érosion marine, défient le ciel. Une arche soutient le flanc d’un pilier, un arc-boutant qui défie en pureté l’architecture de nos cathédrales. Comme j’ignorais sa présence, j’en reste ébahi. La voici, la vraie arche, puisque l’autre s’est effondrée au début du XXe siècle. Quel sentiment profond que d’être le seul à jouir de cette beauté… Ici, aucun architecte n’a ordonné la construction. Seuls la houle et le vent, grâce aux lois du hasard, ont enfin réussi leur œuvre : une arche de noir et de gris, dans un cadre de velours.

Difficile conquête


Il y a cinq ans déjà, je voyais la face maritime de ces falaises. Mon coéquipier et moi luttions contre un grain violent qui couchait notre voilier pourtant si lourd. Ignorant notre position exacte, nous faisions route au sud, en direction de l’île afin d’y trouver refuge. Les roches sont alors apparues entre deux rideaux de pluie : une barre noire déchirée, déchiquetée, tailladée par l’océan. Image terrible que la tourmente faisait tristement miauler. Une vision de l’enfer ? Non, l’île faisait la grande dame, l’intouchable qui était pourtant bien contente qu’on s’intéresse à elle. L’accueil n’était pas des plus chaleureux, les gifles du vent brûlaient le visage. Mais le mouillage une fois atteint, l’île nous avait montré son vrai visage, un spectre d’austérité qui hanterait à jamais nos âmes : l’île de l’Ouest, au bout de l’archipel des Kerguelen.
Agité par les forts courants de marée, le bras de mer qui sépare l’île de l’Ouest de la Grande Terre de Kerguelen ne fait que quelques dizaines de mètres de large. C’est assez pour rendre l’île inaccessible aux marcheurs qui, depuis la base scientifique de Port-aux-Français, auraient pu s’aventurer jusqu’à la côte ouest, déjà si difficile d’accès. Pour se rendre sur l’île de l’Ouest, il faut un bateau. Un bateau de haute mer, prêt à affronter les pires tempêtes car le lieu civilisé le plus proche, l’île de la Réunion, est à 3 400 kilomètres. Autant parler d’un océan à traverser pour atteindre la latitude des îles Kerguelen, 49° sud, en plein cœur des Quarantièmes rugissants de l’océan Indien. Pour me rendre ici depuis la France, j’ai navigué trois mois sans escale. Puis, baie après baie, j’ai avancé plus profondément dans l’archipel. Au fond des plus profondes baies bien sûr, mais aussi au fond de l’âme de cette terre australe. Il fallait mieux la connaître pour déjouer les pièges du vent et de la mer, pour accorder ma vie à cette terre austère. Peu à peu, malgré les dangers, il est apparu évident qu’il fallait affronter de nouveau la côte ouest, en solitaire, et atteindre l’île de l’Ouest. Braver les craintes, défier les vents et la houle pour renouer un dialogue entamé quelques années plus tôt.
Aujourd’hui, elle est là, livrée corps et âme sans même se rebeller. Elle s’est laissée parcourir, piétiner, explorer, et ce soir le vent austral d’ordinaire agressif n’a toujours pas réinvesti les lieux.
Elle n’est pourtant pas tendre, l’île de l’Ouest. En 1825, une équipe de chasseurs de phoques y fait naufrage à deux reprises, à quelques semaines d’intervalle. La perte de la deuxième chaloupe leur ôte tout espoir d’être récupérés car le navire dont ils dépendent, trop lourd pour s’aventurer lui-même dans les baies, n’a plus d’embarcation pour effectuer des recherches. Du 26 décembre 1825 au 26 décembre 1826, les quatre compagnons séjournent sur l’île de l’Ouest. Ils se ravitaillent au cours d’excursions sur l’île, mais aussi en ralliant à bord d’un petit canot les plages voisines de la Grande Terre. Accumulant leurs maigres ressources et faisant preuve d’une grande imagination et d’inventivité, ils réussissent à remettre à flot une chaloupe, la Loon, abandonnée des années auparavant par une autre équipe de chasseurs. En quittant l’île de l’Ouest, leur but est de rallier la côte sous le vent de l’archipel. Là, les plages plus étendues offrent de meilleurs territoires de chasse, et une vue plus dégagée sur l’océan, avec l’espoir d’attirer l’attention d’un navire chassant dans l’archipel. Ils y construisent Hope Cottage, cabane de tourbe dont les fondations sont encore visibles aujourd’hui. Comparé à l’île de l’Ouest, le lieu est plaisant, et la nourriture abondante : éléphants de mer, manchots (et œufs de manchots), canards. Ils se font des chaussures et des vêtements en peau de léopards de mer. Les excursions ne manquent pas, pour se procurer de la nourriture, pour signaler leur présence à l’aide de panneaux, pour glaner le matériel abandonné par les chasseurs de l’époque. Ils sont enfin récupérés, deux ans et trois mois après avoir fait naufrage, par le cotre Lively qui fait partie de l’armement d’une goélette.

Peindre l’île


L’archipel des Kerguelen est une terre austère où il ne fait pas bon vivre. Encore moins survivre. Quant à séjourner une année entière sur l’île de l’Ouest, vivant de chasse, récoltant les coquillages, il faut une dose de courage et de persévérance que le commun des mortels ne possède pas. Il est vrai qu’à l’époque, il était normal que les équipes de chasse vivent sous l’abri de leur chaloupe retournée, dans le plus grand dénuement. À bord de mon Saturnin, je ne manque ni de confort, ni de nourriture.
Alors ? Est-ce parce que l’île m’a offert le repos, le calme d’une journée à terre, est-ce parce qu’elle s’est montrée accueillante que je devrais partir demain, rejoindre la Grande Terre et ses contrées moins hostiles ? Ai-je peur que les démons ne se réveillent si je reste trop longtemps ? Franchement oui. Je ne crois pas aux démons, mais la roche est si noire, le ciel si bas, que l’on ne sait jamais. J’ai pourtant mieux à faire que de partir silencieusement.
L’île, je l’ai parcourue à pied. Je veux aussi en faire la circumnavigation, et explorer les échancrures de son littoral. Toute la journée, je navigue autour de l’île, sondant les baies des côtes sud, ouest puis nord, avant de revenir à l’anse du Duncan pour la nuit. Nuit calme, nuit étrange, nuit imaginaire.
J’aimerais peindre l’île de l’Ouest. Il faudrait évidemment choisir un jour sans brume. En se plaçant loin au sud, et suffisamment en altitude pour avoir une vue globale du contour des côtes, sans toutefois perdre l’horizon ni les falaises noires de la Grande Terre. En bas de la page, la mer vert pâle qui ondule longuement. En haut, un ciel gris. En utilisant suffisamment d’eau, le ciel doit dégouliner sur l’océan et sur les reliefs de l’île, créant un effet très réaliste. L’île. L’imposant massif occidental, au sommet perdu dans les nuages, est dessiné en touches de noir et gris : les roches dégringolent du sommet en courbes arrondies. Trois taches turquoise tranchent dans la grisaille, trois lacs d’altitude plaisants à colorier. Dans l’extrême ouest de l’île, l’anse Louison forme une entaille, un oubli dans le dessin qu’il faut habiller de la couleur de la mer. Louison, du nom de la fille embarquée par Kerguelen lors de son second voyage vers l’archipel – embarquement clandestin qui valut au commandant bien des ennuis à son retour en France. Est-ce pour cette raison que l’on a nommé Louison l’anse la plus à l’ouest de tout l’archipel, la crique la plus reculée, une simple entaille, un coup de sabre tranchant les hauteurs de l’île, un goulet dont l’ouverture s’ouvre béante sur la houle d’ouest ? La plaine centrale relie deux baies situées de part et d’autre de l’île. Un pinceau bien mouillé de blanc imite un banc de brume qui parcourt lentement la maigre végétation rousse. Sur la côte nord, émergeant des falaises, un trait noir et son arc-boutant, bien net, bien pur. La partie est de l’île est un gribouillage de noirs plateaux tachetés du vert de l’azorelle. Un peu de peinture blanche sur la mer alentour car la mer brise continuellement sur les écueils. En effaçant un morceau et en le remplissant du vert de la mer, voilà l’anse du Duncan. Un trait rouge horizontal, un trait d’argent vertical, Saturnin est au mouillage.
Le sommeil. Celui du juste, ou celui dû à la fatigue. Mon corps aspire au repos, mais les images défilent dans ma tête.
La crique du Loon, la houle qui s’écrase sur les roches qui cernent son ouverture étroite, brisant ainsi son élan. Le bassin d’eau si calme que les phoquiers l’utilisaient comme mouillage. Près de l’entrée, une pelouse bien verte sert de terrain de jeu à un groupe d’otaries. Un groupe ou une famille. Ces animaux semblent tellement liés entre eux, par leurs jeux, leurs gestes, leurs postures ! Un éléphant de mer ou un manchot qui vous regarde, ce n’est pas très émouvant. Malice et jeux, intérêt et vitalité passent dans le regard d’une otarie. J’aurais pu mouiller, descendre à terre et aller les voir de plus près. Je me suis donné comme excuse la durée de la navigation autour de l’île pour reprendre le large sans tarder. Je pourrais y retourner à pied, ce n’est qu’à quelques kilomètres de l’anse du Duncan. Mais je ne cherche même plus d’excuses. Bien que me sentant maintenant accepté par l’île de l’Ouest, je ne veux pas percer sa vie intime. Pourquoi, puisque tout mon voyage dans les îles Kerguelen a pour but de me fondre dans cette terre rocheuse, d’en parcourir les moindres recoins ? J’ai vu l’arche, j’ai filmé à loisir la colonie de manchots macaronis de l’anse du Monument, j’ai pénétré chaque baie, mais je n’irai pas voir ces otaries de près.
Je me retourne dans ma couchette, heureux de penser à mon voyage.

Une part d’inconnu


Des otaries, j’en ai vu des milliers en Géorgie du Sud. Des plages entières où il était difficile de débarquer en annexe tellement il y en avait. Ces mammifères marins sont peu nombreux aux Kerguelen car ils ont été décimés à l’époque des phoquiers. Mais la population croît d’année en année et de nouvelles petites colonies se forment. C’est pourquoi il me sera possible de voir ces mammifères marins ailleurs dans l’archipel. Mais ce n’est pas la raison qui me pousse à préserver l’intimité de ce groupe. Après ma première visite de l’archipel en compagnie de Patrick Fradin, j’avais décidé de revenir pour poursuivre mes explorations tant marines que terrestres. Au cours de ce premier été, les conditions météorologiques m’ont permis de naviguer dans un grand nombre de baies. Les excursions effectuées à pied me laissent envisager une grande liberté de déplacement pour parcourir l’intérieur des terres. Parmi tout ce que j’ai réalisé, et tout ce que je réaliserai, l’île de l’Ouest est la cerise sur le gâteau. Le point extrême atteint par voie maritime. Au fond de moi-même, peut-être n’ai-je pas envie de posséder cette île totalement, comme pour conserver en moi la tentation d’un futur périple. Je n’aurai pas tout vu de l’archipel des Kerguelen, alors j’aurai une raison de revenir.
Revenir. N’est-ce pas ce que je fais déjà ? Notre premier séjour, à Patrick et à moi, avait duré cinq semaines. Assez pour que nous puissions voir tout l’archipel, puisque nous avions réussi à en faire le tour. Il restait pourtant énormément à explorer. En Géorgie du Sud, j’avais ensuite vécu un hiver solitaire, isolé dans un grand manteau de neige. Le pont de Saturnin enseveli, la neige indiscernable dans le paysage, les nuits glaciales à regarder les reflets de la lune, tout cela tranchait avec l’exubérante vie animale de l’été. Ensuite, j’avais poussé l’expérience de la solitude à son extrême en effectuant une navigation de huit mois autour du globe sans escale. Deux cent quarante jours en ayant comme seul contact avec le monde extérieur un récepteur radio. Au fil des semaines, je m’étais créé un monde clos, au rythme de la houle océane, au gré des calmes et des coups de vent. C’est au cours de ce tour du monde que j’ai décidé d’entreprendre un nouveau voyage aux îles Kerguelen, même si l’idée remontait à notre premier séjour en cette terre australe. Loin des extrêmes de température, d’isolement, Kerguelen est pourtant une contrée rebutante au premier abord. Un climat océanique froid et humide rend tout séjour inconfortable. La très forte attirance que j’éprouve pour les îles Kerguelen tient sans doute à la possibilité d’y séjourner sans avoir recours à aucun artifice. Une très forte volonté pallie les difficultés météorologiques, et aucun équipement particulier n’est nécessaire, même si le climat est assez rude pour avoir fait avorter toute tentative de colonisation. Aux Kerguelen, je trouve un terrain d’aventure ouvert à mes navigations, offert à mes pas. Au regard de la carte, il semble possible d’évoluer partout, ou presque, sans se heurter aux hautes montagnes ou glaciers. Une terre pour moi tout seul, une terre désolée que je veux explorer avec ma volonté pour seule arme. D’avoir atteint l’île de l’Ouest après quatre mois de séjour est la récompense à toutes les navigations antérieures au cours desquelles j’ai sondé les fjords et les baies qui ne sont pas toujours cartographiés. J’ai progressé pas à pas, apprenant chaque jour à mieux comprendre l’archipel, et à me familiariser avec cette nouvelle expérience de solitude.
L’archipel des îles Kerguelen n’offre que peu d’intérêt en lui-même. Écrire cela me fait bondir tant cet archipel a illuminé ma vie, et me fournit encore aujourd’hui des souvenirs bien vivants, près de dix années plus tard. C’est pourtant vrai : les paysages, au premier abord, n’ont rien de séduisant ; le climat, froid et humide, est des plus rudes ; la vie animale éparse. Il est facile de trouver plus beau, plus vivant, plus fort, à meilleur compte. Je me souviens d’une remarque d’un marin à bord du patrouilleur de la Marine nationale : « Quand on a vu un endroit ici, on a tout vu. Regarde autour, il n’y a que plateaux de rocaille à perte de vue. » En parcourant longuement cette terre, on trouvera cependant des montagnes grandioses, des concentrations animales époustouflantes, telles les colonies de manchots. Tous ceux qui ont séjourné dans l’archipel et qui, par leurs sorties sur le terrain, ont tenté de comprendre cette terre, sont restés sous le charme. Non pas une béatitude bienheureuse, mais plutôt une nostalgie mêlée d’interrogations et d’inquiétudes. Au retour, on ne parle pas tant de l’archipel que des aventures que l’on y a vécues. Aventures sportives, vie intense dans la petite communauté qu’est la base de Port-aux-Français, séjours dans des cabanes isolées, entouré de nuit insondable, tantôt emmuré dans le silence profond, tantôt perdu dans les hurlements de la tourmente qui secoue furieusement l’abri.
Par leur noirceur, leur austérité, la violence des éléments qui y règnent en maître, ces îles de la Désolation sont peut-être le reflet d’une partie de l’âme humaine qu’il est pénible de mettre à jour. Pourquoi aimer une terre si inhumaine ? Pourquoi être marqué à vie par tant de désolation ?
Lorsque le voile de brume se déchire devant l’étrave, l’île apparaît, et le voyageur, parmi les roches sombres, découvre un catalyseur qui lui révélera une partie de son être jusqu’alors insoupçonnée.

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