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Une chevauchée solitaire du Kazakhstan à l’Afghanistan
par Nicolas Ducret
le jeudi 4 février 2010 à 20 heures 30


Heartland, la « terre du cœur », comme le grand théoricien et géographe anglais Mackinder définissait le vaste espace continental de l’Eurasie. Il en fit le centre de sa théorie géopolitique et fit de cette région englobant les vastes steppes d’Asie centrale le pivot géographique du monde. « Qui contrôle le cœur du monde commande à l’île du monde, qui contrôle l’île du monde commande au monde », expliquait-il à la société royale de géographie dans un discours qui fit grand bruit à l’époque. C’était en 1904. Il prévoyait que le XXe siècle serait celui du rail et qu’au lieu de franchir des océans, les hommes se mettraient à franchir des continents. Pour exercer sa suprématie sur le monde, il fallait donc posséder le centre du continent eurasiatique. À cette époque-là, la Russie des Tsars avait déjà pris position au Turkestan et contrôlait l’ensemble du Heartland. Depuis le XVIIIe siècle, elle menait une politique expansionniste dans le but d’accéder aux mers chaudes du sud qui n’étaient pas prises l’hiver par les glaces.
Mackinder n’avait pas tout à fait tort, mais pas tout à fait raison aussi. Les voix ferrées s’abattirent sur l’Eurasie, mais avec modestie, car la Russie avait bien du mal à se moderniser et les steppes d’Asie centrale étaient trop vastes. Le Heartland ne domina pas le monde, mais le soviétisme qui s’y développa en fit trembler une partie. Près d’un siècle plus tard, un certain Nazarbaev, figure emblématique des dirigeants d’Asie centrale, alors président indétrônable du Kazakhstan, se replongeait dans cette théorie qui servait admirablement ses ambitions. D’autant plus qu’entre-temps des richesses insoupçonnables furent découvertes en Asie centrale. L’ancien Turkestan russe devint ainsi le centre d’un nouveau monde et de nouveaux enjeux. Les chefs d’État étrangers se mirent à courtiser l’« empire des steppes » et les luttes d’influences entre Américains, Russes, Chinois et Européens reprirent, sans compter que les fondamentalistes de l’islam commençaient eux aussi à affluer.
Mais au commencement, qui avait-il ? Il y avait des nomades qui transhumaient avec leurs troupeaux, déplaçant les yourtes au gré des pâturages, dans un territoire si vaste que l’on n’avait pas pris le temps d’en établir des limites. Et des chevaux qui leur offraient la liberté d’arpenter ce monde sans barrière. Ainsi, depuis des siècles, les steppes se traversent à dos de cheval ou de chameau. En quelques siècles, les nomades avaient vu passer les hordes mongoles, les caravaniers des routes de la Soie, des moines en marche vers la Chine, des émissaires au service des cours d’Europe, des soldats rejoignant leur garnison et des explorateurs russes et britanniques cherchant des lieux où planter des bornes. Les nomades traversèrent les siècles en maintenant leur style de vie jusqu’au jour où les Soviétiques entreprirent de les sédentariser. Ils n’eurent pas d’autres choix que celui de troquer leur yourte pour une place dans un appartement communautaire et, pour certains, d’abandonner leur bétail pour le Combinat.
En 1991, à la chute de l’URSS, les pays d’Asie centrale (créés dans les années 1920) devenaient pour la première fois de leur histoire, indépendants. Alors que firent les fils des steppes et les descendants des nomades ?


En mai 2007, le printemps s’annonce tardivement. Les grandes transhumances ont repris, entraînant familles et troupeaux dans les alpages. Nicolas Ducret, pas encore trentenaire, s’installe chez un Russe dans un petit village à quelques heures d’Oust-Kamenogorsk, au pied des montagnes de l’Altaï, dans le nord du Kazakhstan. En quelques semaines, il rassemble deux chevaux : Tsigane et Musicien des steppes, puis part sur les pistes en direction de Kaboul avec l’ambition de se lancer dans une longue dérive dans laquelle il côtoiera des hommes, traversera des steppes et des montagnes, et peut-être découvrira-t-il alors le cœur de l’empire des steppes.
Il parcourt d’abord les vastes steppes du Kazakhstan, couvertes de folle avoine aux reflets argent qui ondoie et scintille à l’infini. Ensuite la caravane s’enfonce dans les Tian Shan. À plusieurs reprises, elle est arrêtée et contrainte de prendre des voies parallèles. En franchissant un col à 4 000 mètres, elle essuie une tempête de neiges, puis erre entre les cimes durant des jours. Le soir, la solitude est rompue par les portes qui s’ouvrent. Dans l’empire des steppes, on ne laisse pas un étranger passer la nuit dehors. Au son des joueurs de dumbra et du chant des conteurs, sous les cascades de thé et les litres de vodka, le cavalier des steppes partage la vie de ces peuples et écoute leurs histoires mouvementées. À la fin de l’été, il arrive sur les hauts plateaux du Pamir tadjik qu’il parcourt dans la solitude la plus complète. Ses chevaux intriguent : certains villageois en voient pour la première fois. Après trois jours de négociation avec les douaniers, il entre en Afghanistan. Le pays n’est pas sûr. Depuis l’été, il a de nouveau plongé dans le chaos, et les enlèvements d’étrangers se multiplient. Les seigneurs de guerre lui délivrent un laissez-passer et un berger accepte de le guider jusqu’à Kaboul. La caravane s’agrandit et reprend la route à travers les vallées isolées de l’Hindu Kush. Les chevaux peinent sur les sentiers de muletiers. La nourriture est rare. Dans les villages où ils se réfugient la nuit, ils rencontrent des hommes, comme sortis d’une autre époque.
Au seuil de l’hiver, après six mois de marche, la caravane descend la vallée du Panjshir et entre dans Kaboul. Dans quelques jours, se tient le premier bouzkachi de la saison. Le cavalier venu du Kazakhstan y participe. Et le hurlement des tchopendoz résonne de nouveau dans la plaine de Chamali, là où Ouroz, le tchopendoz des Cavaliers de Joseph Kessel, disputa le « jeu du Roi ».





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Livre de l’intervenant en rapport avec cette conférence :
Cavalier des steppes, À travers les montagnes d’Asie centrale


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